Logique de poste et logique de compétences : le combat continue !

La carrière, le parcours professionnel ont souvent la retraite comme principale destination, c’est une des raisons des revendications actuelles. Pour beaucoup de nos co-citoyens, le travail est perçu comme une source de souffrance et d’aliénation ; la performance apparaît de plus en plus comme l’unique horizon des activités et de l’emploi. Or, le projet professionnel est pour d’autres une opportunité de donner un sens à leur travail, à leur existence ; parce que les personnes se construisent en construisant leurs compétences.

Outre l’obtention d’un résultat conforme à la mission, la logique de compétences vise l’émancipation des personnes. « L’éducation n’a pas pour but de faire baisser la prévalence d’un comportement mais de permettre l’émergence du sujet, c’est-à-dire de contribuer à développer l’autonomie, la liberté et la responsabilité de l’autre » (Dominique Berger et Didier Jourdan, Guide ressource pour une éducation à la santé à l’école élémentaire, Éditions ENSP, 2005.)

Quelle est la frontière entre la logique prescriptive et la logique de développement ?

La prescription nous enferme et nous rend prisonniers du collectif ; comment vivre sereinement alors que nos actes seraient dictés par une procédure, une liste de tâches à réaliser ?

Est-il possible qu’un chargé d’accueil décline la charte d’accueil de son entreprise à la manière d’un robot, sans apporter sa propre valeur ajoutée ? Qu’un enseignant applique des programmes nationaux sans proposer son approche pédagogique, son style d’animation ? Qu’un chirurgien applique un protocole précis sans démontrer son expertise acquise après quinze années de formation ?

La ligne de partage est floue, elle doit être en permanence réinventée. Dans chaque situation, pour chaque expérience, l’opérateur agit selon une prescription plus ou moins formelle, plus ou moins assimilée. Le niveau d’engagement, de responsabilité qui est posé et explicité dans le contrat de travail guide son geste, son intervention ; sa contribution est définie en contrepartie d’une rétribution à la mesure de ses qualifications. Mais l’expérience est subjective et exige de la part de l’opérateur de trouver en situation le juste rapport au contexte de travail. Lorsque le lien de subordination est accepté par la personne, la prescription est alors un instrument pour partager le travail.

Or, on peut partager le travail comme Taylor l’a proposé, c’est-à-dire en découpant l’activité en autant de tâches élémentaires qui mobilisent le minimum chez les opérateurs afin de limiter la dépendance de l’organisation ; elles sont l’illustration d’une décision prise par ceux qui achètent la force de travail. Privé de responsabilité, d’initiative, le travailleur doit obéir à un mode d’emploi, à la loi d’un autre, et ne peut donc pas se sentir totalement à son aise, ce qui conduit à son aliénation ; car le modèle contraignant entrave, par sa rigidité, l’action de l’individu qui ne peut avoir le sentiment de vivre pleinement en travaillant.

Mais partager le travail peut également signifier s’inscrire dans un collectif pour agir ensemble ; et la compétence d’un individu consiste en l’art et la manière dont il se singularise dans un cadre d’emploi donné, au point de ne pas vouloir tout partager. La procédure collective n’est qu’un support pour déployer de manière originale son talent. Par exemple, la personne à la réception d’un établissement hôtelier peut appliquer la charte formelle édictée par son employeur tout en établissant une relation personnalisée avec chacun des visiteurs.

Nous pouvons résumer l’éthique de la démarche compétence de la manière suivante :

La compétence n’a de sens que par ou pour ceux qui l’exercent ; l’émancipation est au cœur de cette démarche, la logique de compétences se substituant progressivement à la logique taylorienne de l’organisation du travail, un des fondements du mouvement d’industrialisation de la production opéré tout au long du XXe siècle dans la plupart des secteurs de l’économie. La frontière entre la logique prescriptive et la logique de développement se déplace en fonction de l’état du rapport de force entre le capital et le travail. Dans l’entreprise, dans l’exercice quotidien des missions, s’affrontent des stratégies d’émancipation de la part de certains salariés et des stratégies de contrôle de la part de certains employeurs.

La lutte des classes n’exclut pas la lutte en classe

Il n’est pas rare que, dans des contextes de production et dans des environnements très contraints (plateforme téléphonique, par exemple), cette logique se transforme en « nouveau taylorisme ». Loin d’être source de développement et d’émancipation, le modèle « compétence » apparaît alors comme une version rajeunie du bon vieux travail à la chaîne. Les référentiels de compétences n’ont qu’un seul but : contenir le travail dans un cadre strict afin de conduire à la standardisation et faciliter le contrôle. Pour certains, le modèle actuel de gestion des compétences reste fidèle aux principes de gestion tayloriens en les portant à leur forme d’application supérieure : il est une autre manière de conditionner la force de travail pour la mettre au service du capital. D’autres soutiennent au contraire qu’avec la disparition progressive du travail prescriptif, les organisations ont besoin, non plus d’une force de travail, mais d’une ressource humaine qualifiée, réactive et collaborative dont la culture générale et l’esprit critique sont des leviers indispensables.

Ce débat rappelle que l’entreprise, le système productif en général, est un lieu de régulation des rapports de force entre les salariés et les dirigeants et, à l’extérieur, entre les consommateurs et les producteurs. Cette régulation s’inscrit dans le champ politique, puisqu’elle pose une question de pouvoir : la répartition de la valeur. Or, dans la société cognitive dans laquelle nous entrons, la recherche de valeur économique ne peut se produire sans élévation des niveaux de qualification des salariés, sans le développement des compétences et l’émancipation des citoyens qui ont la volonté d’exercer un pouvoir sur leur travail.

Comment rechercher un mode de développement des compétences qui satisfait les besoins des organisations en situation de transformation radicale, sans compromettre la capacité des personnes de satisfaire leur propre besoin ? Comment (re)donner du sens au travail pour qu’il devienne ce qu’il devrait toujours être : un vecteur de développement ?

La compétence peut ramener la performance dans le champ de la raison d’être, à condition de savoir « jouer des compétences pour évoluer et s’orienter ... ». Parce que les moments privilégiés que l’on vit au travail lorsque nous sommes « à notre place » le « sentiment d’efficacité personnelle » que nous ressentons alors nous amène à nous interroger sur la notion de travail, comme Henri Laborit dans son ouvrage « Éloge de la fuite » : « On peut se demander si, lorsque le travail humain répond au désir, c’est-à-dire à l’interrogation existentielle par la mise en jeu de l’imaginaire, il peut encore conserver son nom »

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