En vingt ans de chronique, l’image des RH - des ressources humaines et de leur gestion - est un vrai marronnier. Régulièrement, le thème fait le buzz, avec un film assassin sur la malignité de la fonction et de ses détenteurs et détentrices, avec des émissions de télévision à la bien-pensance indiscutable, en passant par les ouvrages qui dévoilent ce que serait la réalité cachée, sournoise, malfaisante et mal-intentionnée de la pratique de la gestion des ressources humaines, avec les livres noirs, les témoignages repentants ou les pamphlets vengeurs. Le monde de l’édition a encore franchi une étape puisque le prestigieux éditeur Gallimard[1] publie un ouvrage d’historien très intéressant sur Reinhardt Höhne, une sorte de penseur de l’organisation et du maniement des hommes en Allemagne durant la période nazie ; Höhne se reconvertit après la guerre comme dirigeant et inspirateur d’un organisme de formation des cadres de l’industrie allemande. Des milliers de cadres et de dirigeants allemands ont suivi ses enseignements et ses conseils durant plusieurs décennies après la guerre et quand on sait la performance de l’économie allemande sur cette période[2], on peut mesurer cette influence.

L’auteur, grand historien, nous présente les thèses de Höhne durant la période nazie et du contexte idéologique et organisationnel dans lequel il a évolué ; c’est le grand intérêt de l’ouvrage. Il cite les concepts et notions utilisés par l’auteur comme « objectifs » et « ressources humaines ». Très vite l’historien se fait sociologue du temps présent. On glisse alors vers des insinuations curieuses : si les nazis utilisaient ces notions, si les mêmes personnes ont continué d’enseigner après la guerre pour faire les entreprises d’aujourd’hui, on imagine alors ce que contiennent ces notions d’organisation, de ressources humaines ou d’objectifs : CQFD... Le sous-titre du très sérieux éditeur Gallimard n’est-il pas « le management du nazisme à aujourd’hui » ? On n’avait pas encore fait mieux dans la diabolisation. Et l’auteur de parler de l’entreprise, du travail, du manager au singulier, assimilant l’exception à la règle, la perversité à la totalité de la réalité selon des mécanismes intellectuels bien connus dont l’intelligence et la brillance ne compensent pas le manque de rigueur intellectuelle. L’illusion des RH tient une fois encore au fait qu’en la matière, tout le monde croit savoir, si l’on est spécialiste de quelque chose, on serait en droit de parler des RH avec autorité, si l’on est intellectuel, on peut forcément s’autoriser une parole sur tout.

Mais l’illusion des RH ne se limite pas aux observateurs extérieurs, elle saisit parfois les salariés eux-mêmes. L’illusion peut alors prendre deux formes : se leurrer sur les missions de la fonction ou ne pas en avoir grand-chose à faire. Nombreux sont ceux qui critiquent les RH pour ne pas leur apporter ce qu’ils attendent, comme si les RH étaient une sorte d’assistance sociale chargée d’honorer le droit à la satisfaction et au bien-être au travail. Quant à d’autres, ils n’attendent tout simplement rien du tout des RH. Un manager me racontait un entretien annuel destiné en principe à faire le bilan de l’année écoulée et à définir des objectifs ou des projets pour l’avenir ; il pose à une personne la question de ses envies ou projets pour l‘année qui vient avec la naïveté du RH/manager en herbe pour qui cela concernait évidemment le travail et l’entreprise. Après mûre réflexion, le salarié lui répond que le projet est de réaliser enfin son projet de voyage en Grèce… mais à part cela tout allait bien et il n’y avait rien de particulier.

Il est une troisième illusion RH tout aussi fréquente, celle des dirigeants eux-mêmes, ceux qui veulent s’occuper des ressources humaines, les faire grandir, les développer car il n’y aurait de richesse que d’hommes et il en irait de la responsabilité sociétale de l’entreprise de s’en préoccuper. Ces dirigeants sont sensibles au discours humaniste ambiant, celui dont les convainquent parfois leurs propres enfants, les plus forts influenceurs en la matière. Ils cherchent donc à embaucher des DRH avec cette mission. Beaucoup franchissent le pas ; dans des entreprises petites ou moyennes, ils veulent passer d’un responsable de paie à un DRH pour le développement de l’humain, d’un administratif à un gestionnaire, d’un souci de la règle à une prise en compte de l’épanouissement de chacun. Ils embauchent parmi les nombreux candidats et le plus souvent candidates celle qui relèvera le défi.

Assez souvent ces initiatives échouent. Les nouveaux recrutés font tout pour honorer la promesse de mettre en œuvre une approche, des outils et pratiques de développement des ressources humaines mais le dirigeant s’aperçoit que cela exige beaucoup de lui ; mieux encore ces velléités de développement remettent en question son mode de management traditionnel ; il avait voulu des RH, mais apparemment pour de fausses raisons et les conséquences pour chacun sont assez malheureuses.

Alors d’où vient cette illusion ? La première cause peut tout simplement relever de cette soumission volontaire de chacun de nous à l’air du temps, aux idées et aux évidences du moment. Au temps du capital humain, de la bienveillance, de la responsabilité sociétale, du développement des talents et du bien-être, il est légitime de rêver. Quand les modèles managériaux promeuvent ces idées pétries de valeurs irrésistibles, chacun peut légitimement vouloir y souscrire. Alors évidemment, le degré de réflexion, de sincérité et de volonté peut varier mais rares sont les acteurs du moment qui peuvent faire fi de cet air du temps.

L’illusion peut également tenir à de faux espoirs ou de fausses idées des professionnels des ressources humaines quand ils deviennent missionnaires plutôt qu’acteurs. Les premiers se font une seule idée de ce que doit être la GRH, quand ils veulent faire le bonheur des gens malgré eux. Quant aux acteurs, ils n’abordent pas la situation comme cela, ils tiennent compte de la réalité de la situation et cherchent à développer les stratégies les plus pertinentes au gré des opportunités et en fonction des capacités qu’ils ont su se développer.

Il y a une troisième cause de cette illusion, celle de croire que les ressources humaines seraient forcément indispensables à la performance de l’entreprise. Il est de nombreuses activités où c’est la qualité des systèmes d’information, des structures, des organisations qui font la performance, plutôt que la motivation ou les compétences sophistiquées des personnes. Evidemment le surplus de motivation ne fait jamais de mal, il vaut mieux être beau, riche et en bonne santé que laid, pauvre et malade, mais les personnes ne sont pas déterminantes pour générer de la performance : d’ailleurs les personnes sont facilement interchangeables. On n’entendra jamais personne le dire, cela ne correspondra sans doute pas aux valeurs profondes du lecteur, à sa vision idéale de ce que devrait être le travail, ce n’est même d’ailleurs pas toujours compris, accepté par des dirigeants. C’est évidemment une tout autre histoire de savoir si une telle approche des relations humaines est durable, si elle permet de réagir aux coups du sort ou de la concurrence mais force est de constater que tellement d’activités dans la production, le service, l’administration atteignent un minimum acceptable et accepté d’efficacité sans se préoccuper aucunement des ressources humaines au-delà de la ponctualité et de la justesse de la paie, de la maîtrise du risque juridique et de la gestion des flux d’entrée et de sortie de personnel.

Alors comment sortir de ces illusions ? Le premier moyen consiste à clarifier en quoi les ressources humaines sont nécessaires au business. Considère-t-on que seules les organisations génèrent de la performance, que la performance dépend de quelques individualités, les talents, les potentiels et les stars, ou de l’engagement de l’ensemble des salariés dans un projet collectif ? Il n’est pas suffisant de parler de capital humain, encore faut-il savoir en quoi ce capital doit et peut contribuer à la performance.

Un deuxième moyen d’éviter l’illusion est de veiller à ne pas confondre le rêve et la réalité. C’est la réalité de l’activité et du business d’une part, le rêve d’autre part de ce que devrait être la nature humaine. On peut rêver d’un monde de bien-être, de relations positives, de bienveillance et de contribution harmonieuse à l’activité collective ; on ne peut pas le considérer comme inéluctable et acquis. On peut également rêver d’organisations et d’entreprises idéales, libérées ou pas, mais on est bien obligé de prendre en compte la réalité sociologique actuelle. De la même manière que l’on se met maintenant à parler de familles traditionnelles, minoritaires en nombre, par opposition à des formes de structures affectivo-partenariales diverses qui ont en commun de ne pas être traditionnelles, va-t-on enfin se mettre à considérer que l’entreprise au singulier correspond à un ancien mode révolu.

Le dernier moyen de sortir de l’illusion est de rappeler chacun, dirigeant, professionnel des RH ou salarié, à la nécessité d’interroger ses évidences, de remettre en question ses points de vue, de se laisser toujours surprendre par l’irruption d’une réalité. Il n’est pas certain que les professionnels des RH soient toujours clairs sur leurs motivations pour cette fonction ; on ne peut pas plus imaginer une stratégie vis-à-vis des RH sans être clair sur ses finalités : est-ce un moyen de mettre en œuvre des valeurs humaines bien légitimes et compréhensibles, ou est-ce un moyen d’honorer les exigences de la performance ; on peut évidemment vouloir les deux. Tout cela est difficile à faire puisque les RH sont le domaine par excellence où chacun a l’impression de savoir, le domaine où il n’y a donc rien à apprendre.


[1] Chapoutot, J. Libres d’obéir – Le management du nazisme à aujourd’hui. Gallimard, 2019.

[2] Kershaw, I. L’âge global. Seuil, 2020.