Les questions posées par la crise actuelle

Personne ne sait quand et comment se terminera la crise actuelle. Pour tous, la priorité est dans « l’ici et maintenant », c’est dans l’ordre des choses. Pour autant, rien ne nous interdit de commencer à nous projeter sur la suite, en tirant les enseignements de ce que nous vivons aujourd’hui à partir de cinq questions :

  • Avec le confinement, nous expérimentons à nos dépens la limitation des interactions sociales, avec les conséquences sur notre épanouissement au quotidien et sur notre efficacité. Demain, dans nos entreprises, comment faisons-nous de la richesse de ce lien social un enjeu premier ?
  • Télétravail, souplesse d’organisation, abandon de la culture du présentéisme, autonomie, confiance : cette crise impose à de nombreuses organisations d’apprendre à travailler différemment. Demain, dans nos entreprises, pourquoi ne pas capitaliser sur ce nouveau modèle relationnel et organisationnel ?
  • Les organisations, quelle que soit la place qu’elles accordaient à leur capital humain il y a quelques jours seulement, réalisent combien son indisponibilité peut être handicapante pour l’activité. Demain, dans nos entreprises, investirons-nous plus dans les femmes et les hommes ?
  • La situation actuelle appelle aux solidarités. Elles sont multiples, avec des initiatives individuelles d’entraide et les entreprises intervenant pour faciliter la gestion de la crise. Demain, dans nos organisations et plus largement dans notre société, n’est-il pas temps de dépasser les logiques d’individualisme et de chacun pour soi ?
  • Face au Covid-19, la capacité à se mobiliser et à agir des individus, des entreprises et des acteurs publics est impressionnante. Demain, pour l’humanité, n’y a-t-il pas d’autres enjeux à traiter de façon aussi volontariste, comme les dégradations de la planète ?

Lien social, travail, place du facteur humain dans l’entreprise, solidarités, mobilisation collective : ces cinq enjeux sont ceux qui permettent de « faire société ». Nous ne faisons ici que poser des questions. Elles nous semblent mériter débat.

Le jour d’après, rien ne serait pire que d’en revenir à nos habitudes, sans avoir appris de cette crise. Crise, dont l’idéogramme chinois est composé de deux mots : danger… et opportunité.

Quels chemins emprunter ?

Si nous partageons cette dernière conviction, une question se pose alors : quels chemins emprunter ? L’enjeu peut se résumer en quelques mots : construire un futur désirable. Le futur, en s’alimentant des travaux de prospective. A partir d’une méthodologie rigoureuse et interdisciplinaire, la prospective permet en effet d’identifier des tendances lourdes, les ruptures envisageables, mais aussi des signaux faibles. Elle aide à dessiner le champ des possibles.

Certains mettront en avant le caractère de plus en plus imprévisible des mutations pour invalider par avance toute démarche de nature prospective. Ils se trompent. C’est l’accélération des transformations elle-même qui rend l’effort de projection indispensable. Gaston Berger, père du mot « prospective », l’écrivait : « quand une voiture roule vite, il est nécessaire que les phares éclairent plus loin ».

Pour autant, soyons lucides : tout ne va pas se réaliser comme nous pourrions l’imaginer ou comme d’autres s’emploient à le prédire, nous le voyons bien dans la situation actuelle. Mais se projeter permet d’ouvrir le champ des possibles, puis de se donner un cap.

Pourtant, il ne s’agit pas d’en rester à la pureté d’une démarche prospective au sens scientifique du terme, comprenant hypothèses et scénarios. Non pas identifier de multiples futurs possibles, mais bien travailler sur un avenir certes possible mais aussi souhaitable. De quelle société avons-nous envie ? À quoi voulons-nous que le monde du travail ressemble demain ? De quoi rêvons-nous pour les RH ? Quel est, au final, le champ des « futurs désirables » ?

Les scénarios, qu’ils soient optimistes ou pessimistes, sont toujours le reflet de ceux qui les conçoivent. Revendiquons cette subjectivité. Quelques convictions : À l’ère du travail du savoir, et dans le droit fil du « double projet économique et social » qu’Antoine Riboud, dirigeant de Danone, avait présenté dès les années soixante-dix, il existe un chemin pour réconcilier l’économique et l’humain. Les décisions de l’entreprise doivent lui permettre de capitaliser sur tout le potentiel que porte le facteur humain dans la société d’aujourd’hui, sans pour autant nier les obstacles et les contradictions.

Faut-il y voir une forme d’idéalisme ? Sans doute. Mais l’entreprise, comme toute organisation vivante, a besoin d’utopies créatrices. Avec la volonté de l’aider à s’affranchir des « prisons mentales » dans lesquelles elle s’enferme parfois.

Dans la période contemporaine, les collapsologues décrivent les scénarios les plus inquiétants quant au futur de notre planète et de l’humanité. Ils estiment que la peur de cet avenir noir peut générer la mobilisation qui permettra d’éviter le pire. L’approche est ici inverse : construisons un panorama de ce qui nous paraît souhaitable pour l’entreprise et ses acteurs, de manière à ce qu’ils disposent de repères pour le réaliser.

Dans le futur, tout comme aujourd’hui, il y aura une hétérogénéité forte dans l’approche des RH selon les entreprises. Le champ du possible s’élargissant, l’écart entre les pratiques devrait même aller croissant. Certaines seront restées sur un modèle ancien, soit qu’elles soient dans l’incapacité de se réinventer, soit que leur environnement ne le requiert pas. Définissons ce que pourraient être les réalités des entreprises les plus avancées en matière de capitalisation sur le facteur humain.

Dans l’enjeu affiché, « construire un futur désirable », reste à s’arrêter sur le verbe. « Construire ». S’il s’agit de reprendre le contrôle de notre destin, il est indispensable de déboucher sur des éléments concrets et utiles. « Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. » écrit Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes.

Situons-nous donc au cœur d’un triangle composé de tendances, d’utopies et d’actions concrètes. Prolongeons ce qui est au croisement de ces trois dimensions pour détailler où cela conduit l’entreprise.

Se projeter suppose bien évidemment de partir des grandes transformations qui sont à l’œuvre dans notre société. Ces mouvements sont de différentes natures : technologiques, économiques, sociologiques, démographiques, environnementales et sociétales. Elles ont un caractère essentiel pour notre propos puisqu’elles constituent les déterminants de ce qui va se jouer en RH. Elles sont en effet pour les RH ce que les plaques tectoniques sont pour la surface de la Terre : ce qui les conditionne sur des temps longs. Il est donc essentiel de les intégrer pleinement :

- Les transformations économiques (élargissement du champ concurrentiel générée par la mondialisation et les dérégulations, nouveaux business models souvent portés par des acteurs émergents, financiarisation de l’économie, etc.) impactent directement le modèle RH de l’entreprise.

- Les mutations sociologiques (en premier lieu la combinaison des besoins d’échanges, d’interactions et de reconnaissance avec l’aspiration à la réalisation de soi dans un contexte d’affirmation de l’individualisme), modifient les comportements des collaborateurs.

- Les révolutions technologiques transforment non seulement les modèles économiques, mais aussi le travail lui-même dans sa nature et dans ses contenus, ainsi que les relations et le rapport à l’information des collaborateurs.

- Les évolutions démographiques, avec l’allongement de la durée de vie au travail et les enjeux migratoires, ont des conséquences directes sur les profils disponibles pour l’entreprise.

- Les ruptures environnementales et notamment climatiques, avec la prise de conscience croissante sur ces enjeux, bousculent l’ensemble des acteurs de l’entreprise.

Certains des effets produits par ces transformations sur l’entreprise sont connus. D’autres sont moins prévisibles, mais peuvent néanmoins faire l’objet de projections. En addition, il est probable que des ruptures brutales interviendront dans la décennie 2020 comme dans les précédentes, sans qu’elles puissent être anticipées. Nouvelle crise financière mondiale, disruptions de certains marchés, innovation technologique majeure, panne globale et durable des réseaux, mouvements sociaux d’ampleur, phénomènes climatiques, vague terroriste, autre crise sanitaire, etc. Les conséquences qu’auraient de tels évènements sur l’approche du facteur humain par l’entreprise ne peuvent être anticipées. Ils conduiraient à une réalité bien différente des projections.

C’est une des raisons pour lesquelles il s’agit de proposer des raisonnements plus que des solutions. Les solutions enferment, tandis que les raisonnements accompagnent, quel que soit le terrain auquel ils s’appliquent. Ce qui n’empêche pas de déboucher systématiquement sur des pistes opérationnelles.

Dix thèmes

La réflexion peut être menée autour de dix thèmes :

  • Dans le futur, l’entreprise crée de la valeur en ayant revisité sa finalité et sa culture, maximisé la contribution du facteur humain à sa stratégie et mis en place un contrat social aligné et source d’engagement.
  • Elle fait vivre un nouveau modèle relationnel en développant la responsabilité et l’autonomie de ses collaborateurs, en les animant sur la finalité et la nature de leurs activités.
  • Elle se centre sur ce que vivent les collaborateurs en se focalisant sur l’expérience collaborateurs et le suivi des perceptions, ainsi qu’en ayant reconfiguré le rapport au temps et à l’espace dont elle est porteuse pour ses salariés.
  • Elle a repensé son organisation en étant plus ouverte, plus intégratrice, plus agile et en ayant mis les technologies au service de l’humain.
  • Elle dispose des compétences requises puisqu’elle a anticipé ses besoins, traité les pénuries et développé les compétences en situation de travail.
  • Elle capitalise sur tous ses collaborateurs en maximisant leur employabilité, en favorisant l’expression du potentiel de chacun et en gérant de façon spécifique ses populations à plus forte valeur ajoutée.
  • Elle maximise la performance en articulant individuel et collectif, en développant l’épanouissement de ses collaborateurs et en ayant revu ses dispositifs de management de la performance et de la rémunération.
  • Elle a repositionné les acteurs en menant les transformations avec les collaborateurs, en s’appuyant sur des managers ressource et en ayant construit des relations sociales d’une autre nature.
  • Elle a optimisé sa gestion RH en ayant rationalisé ses activités administratives, revu ses processus RH et développé l’analytique RH.
  • Elle a réinventé la fonction RH qui capitalise sur son écosystème, pratique l’innovation en continu et l’expérimentation et s’est entièrement reconfigurée.

Gilles Verrier est l’auteur, aux côtés de Nicolas Bourgeois de « Les RH en 2030, 30 pistes concrètes pour réinventer l’entreprise », paru chez Dunod le 8 avril 2020.

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