L’espace de vie peut-il se réduire à l’espace du travail ?

L’action se déroule dans les années 1930 et il est 4 heures du matin. Marcel, boucher de métier, prépare sa charrette et y attelle Barbazan, son cheval comtois. Le cocher et son Maîchard[1] ne reviendront pas de la tournée qui les conduira dans les villages avoisinant avant le début de l’après-midi. Et là, une autre journée commencera pour Marcel. Dans la vieille tour de garde qui lui sert de laboratoire, il abattra la vache amenée par un éleveur local ; il la découpera puis il la portera par quarts de bœuf sur son dos courbé par le poids, dans la boutique tenue par sa femme de l’autre côté de la place. Il déposera le tout dans la chambre froide et il accueillera ses clients en cette fin d’après-midi d’avril…

Jamais je n’ai entendu mon grand-père se plaindre quand il racontait sa vie. Car c’est de sa vie dont il parlait. Pas de son travail.


L’espace de la vie éclaté en territoires d’activité disjoints

Aujourd’hui, l’habitat, la santé, l’éducation, les loisirs, les transports, le grand âge ou le chômage sont gérés par des structures catégorielles qui leur sont dédiées. Pour ne citer que ceux qui suivent : pôle emploi, les hôpitaux, l’école, la SNCF, l'habitat social ou les Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées et Dépendantes (EHPAD).

Pourtant, les problématiques d’une seule personne peuvent relier plusieurs secteurs les uns aux autres :

Quand une personne âgée veut se rapprocher de ses enfants habitant dans un autre département que le sien, elle aura bien des difficultés à s’y transporter, changer d’EHPAD ou faire suivre ses dossiers administratifs. Pourtant, n’est-il pas légitime de vouloir partir le jour venu, accompagné par ses proches ?
Ou, quand un salarié est atteint par un Risque Psychosocial (RPS), quel est le ministère à la réglementation référente, celui du travail ou celui des solidarités et de la santé ? A fortiori en cas d’épidémie nationale, qui est responsable quand un virus est susceptible de provoquer une régression de l’activité économique ?

L’objet s’est imposé sur le Sujet

Les Comités d’Action Sociale (CAS) de la Caisse d’Allocation Familiales (CAF) réunissent dans les mairies de quartier les élus, les mandataires des allocataires, les agents de la CAF et parfois d’autres intervenants extérieurs suivant l’objet de la réunion. Les Maisons de la solidarité proposent un panel de services à leurs usagers dont la demande sera traitée par l’institution ad hoc suivant l’objet du dossier. Les longues maladies comme le cancer ont nécessité une approche plus globale de la médecine. Des protocoles de soins ont été inventés afin de correspondre déjà à l’objet de la maladie et non aux spécificités du patient.

D’autres exemples pourraient être cités car ils sont nombreux. Le constat est que chaque fois ce qui est privilégié par les experts, c’est l’objet de la problématique qui sera classifié dans une catégorie : celle d’un projet de quartier, d’une demande sociale ou d’une maladie. Il est aussi remarquable de pointer que la qualification de la personne changera suivant l’entité qui traitera son dossier : allocataire, usager ou patient… quand il peut s’agir du même individu !

La dénomination du Sujet change quand « l’objet » de sa problématique est devenu « l’objectif » de sa résolution !

La qualification sociale de l’individu est générée par son rapport au travail

Habiter dans un quartier baptisé Quartier de la Ville Prioritaire (QVP) n’est pas simple pour le jeune Kevin. Son code postal lui colle à la peau chaque fois qu’il se présente pour un stage ou un emploi précaire. Aller au lycée général littéraire, trop loin de l’appartement de sa mère qui l’élève seule, n’a pas été possible : trop cher, trop compliqué. Pourtant au collège proche de la cité, ses notes étaient bonnes et ses professeurs croyaient en lui.

La fréquentation des autres gamins du voisinage qui ont quitté l’école trop tôt, lui a apporté le réconfort dont il avait besoin afin de ne pas se sentir rejeté. Et leur forme de langage réduit à quelques centaines de mots a impacté culturellement le jeune homme qui pour s’intégrer à leur groupe leur a parlé comme ils lui parlent… Oubliés les Rimbaud, Edgar Poë et les autres auteurs dont il empruntait les livres à la médiathèque de la ville. Son territoire de référence est maintenant celui de la place en dessous de l’appartement : celui de la petite délinquance.

Certains pourront traiter Kevin de fainéant, de désengagé ou déclarer que ses professeurs ont eu tort de croire en lui. Inactif, il s’est laissé entraîner par ses copains dans de menus larcins. Alors la mission locale l’a convoqué pour lui trouver un stage ou un emploi précaire, auquel il s’est présenté ou pas. Kevin est sans emploi. Toute sa vie est réduite à son rapport au travail : il est chômeur…

Assurément, des assistants sociaux comprendront ses difficultés. Mais la nouvelle culture qu’il a adoptée ne lui permet plus d’élargir son territoire de vie à un diplôme ou à un métier. S’il a retrouvé un espace de vie, ce dernier ne lui autorise pas à Être ce qu’il aurait souhaité devenir, professeur ou écrivain. Pourrait-il exister socialement sans l'espace du travail ?

Les informations réduites aux objets ont gommé les quatre points cardinaux de l’espace de vie

Les médias inondent les écrans de statistiques sur l’emploi, le PIB, la balance des échanges extérieurs ou la création d’activité. Peu d’experts mettent l’accent sur la responsabilité collective des instances publiques et privées disjointes, qui par souci d’efficacité, traitent séparément les objets de la problématique globale et multiforme de la personne, son écologie. Alors pourquoi s’étonner que la réforme des retraites soulève autant de révolte dans le pays ? Car une allocation retraite ne saurait résoudre à elle seule toutes les difficultés des individus : habitat, reconnaissance sociale ou niveau de consommation.

Les quatre points cardinaux de l’espace de vie individuel et collectif ne seraient-ils plus reliés entre eux :

  • la profondeur des besoins des personnes ancrée dans l'épaisseur d’un territoire local ;
  • l’espace d’espoir projeté par-devant soi pour accomplir sa vie ;
  • le relief de l’espace du passé qui donne vie au présent ;
  • et la latitude de l’environnement ambiant, en termes de contraintes et d’opportunités qui souvent prédéterminent l’instant ?

Le travail (et non le métier) est devenu un pôle phare de l’économie. Sans lui, pas de salut ! Et pourtant… ce morceau d’espace de vie concentre à lui tout seul le territoire global où évolue librement l’individu. On ne laisse pas à la maison qui l’on est avant de se présenter au bureau ou sur un chantier !

L’espace de vie se réduirait-il à celui du travail ?

Le travail est une activité comme une autre qui a pourtant les faveurs de l'économie. Elle emporte le statut social ou la mise à l’écart de l’individu, sa richesse ou sa pauvreté, sa pénibilité ou son épanouissement. Mais comment peut-on faire tenir tout entier un espace de vie dans celui du travail réduit au résultat et à la performance ?

On aura sans doute oublié que le contrat de travail est juridiquement un contrat d'obéissance contre rémunération. Il est étrange que peu le soulignent encore… Aujourd’hui l’accent est plutôt mis sur les compétences transversales ou transférables, celles utiles à l’entreprise quand la marge de manœuvre du salarié déviant reste confinée dans l’espace restreint de la productivité et de la rentabilité. Le management, Eldorado des chefs de proximité, annonce pouvoir tout résoudre si ceux-ci restent ouverts et disponibles pour leur équipe, à la condition de suivre les ordres de la grande direction… Pris entre conscience de l’Être qui réclame tout l’espace pour soi ; l’épanouissement de la personne qui conditionne sa performance et de multiples contraintes à respecter, le manager est dans une posture peu enviable par rapport à son équipe ou ses supérieurs hiérarchiques. Telle une incongruence incontournable entre pensée et action.

Par ailleurs, l’auto entreprise aurait-elle élargi l’espace de vie au travail ? Son contrat de droit commercial présente les caractères d’un pot de terre, l’individu, qui contracte avec un pot de fer, l’entreprise. À défaut d’apporter le service demandé, le contrat sera résilié par le mandant sans les indemnités du salarié protégé et contraint par son statut… L’autoentrepreneur est responsable de son activité sans avoir le moyen d’en élargir l’espace au-delà de la demande de l’entité cocontractante.

Certains DRH ont bien compris cet oxymore qui est de gouverner la vie dans l’espace contraint du travail. Alors ils ont changé d’appellation. Désormais, ils se sont nommés des Human partners. Sauf qu’en cas de difficulté de l’entreprise, la subjectivité nécessaire à l’engagement de la personne ne trouvera pas grâce devant l'objectivation d’un licenciement collectif.

Le travail serait-il un artefact qui se suffit à lui-même ou une porte qui ouvre sur l’hologramme de la vie ?

La place du travail est consacrée comme majeure par beaucoup d’individus quand elle a réduit de facto leur territoire de vie à un autre espace qui ne leur appartient pas, celui de l’entreprise, de sa production et de sa rentabilité. L’espace du travail serait-il devenu un artefact de l’espace de vie qui se suffirait à lui-même ? Croire que le travail peut remplir tout l’espace de vie porte un grand risque, celui de prêter le flanc à une éventuelle désillusion. Comment Être reconnu sans lui et n’y aurait-il que le travail qui puisse reconnaître la valeur de l’individu ? Celle-ci n’existe-elle pas déjà en dehors de l’activité ?

On a coutume de poser qu’une tâche réussie apporte la reconnaissance à la personne qui l’a exécutée. Quand en fait, n’est-ce pas plutôt la qualité de la personne, préexistante à la tâche, qui lui donne sa reconnaissance ? L’espace de vie est présent tel un hologramme dans l’espace du travail ; non contingenté, libre et toujours disponible pour la personne qui en impulse l’action. Elle en est la génitrice, la propriétaire et la gardienne. Le travail n’en serait qu’une occurrence particulière…

On pourrait questionner Marcel le boucher. Pour qualifier son espace de vie, entre artefact ou hologramme, quel serait son choix ?


[1] Le berceau du cheval Comtois se trouve à Maîche, dans le Doubs en région Bourgogne-Franche-Comté. Cet animal est également surnommé le Maîchard. De par son crin blanc et sa robe cuivrée, il attire tous les regards. Le Comtois représente la première race de chevaux de trait dans le pays. Il travaille donc la terre. Dans un vignoble du Jura, son petit gabarit constitue un véritable atout.

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