L’entreprise encourage-t-elle vraiment l’esprit critique #1 ?

A l’image de la société dans son ensemble, le monde de l’entreprise a été bouleversé ces vingt dernières années par la révolution de l’information et de la communication. Notre environnement rapide, complexe, changeant, favorise les modes de raisonnement qui tendent à aller au plus vite, au plus évident, au plus économique. Face à ces mutations, de nouvelles compétences clés ont émergé et parmi celles-ci l’esprit critique est largement plébiscité dans les études et enquêtes.

L’enquête Future of Jobs réalisée auprès de 400 DRH de grandes entreprises mondiales et présentée en janvier 2016 lors du Forum économique mondial de Davos positionne l’esprit critique en deuxième position dans son palmarès des soft skills à développer d’ici 2020.

Parallèlement à cela, les concepts et termes de « QVT », de « bien-être » et de « bonheur au travail » ont fait une entrée fracassante sur la scène médiatique française et s’imposent de plus en plus au sein des entreprises. Toutes les conditions semblent donc réunies pour que l’esprit critique gagne du terrain au sein des entreprises et soit réellement favorisé et encouragé par ces dernières. Mais est-ce le cas ? L’esprit critique est-il vraiment compatible avec la tyrannie du bonheur et le positivisme à tout crin qui sévissent actuellement au sein des organisations ? Mais revenons d’abord à la définition de l’esprit critique…

Qu’est-ce que l’esprit critique ?

Le mot « critique » vient du grec kritikos qui signifie « capable de discernement, de jugement ».

De l’Antiquité à nos jours, l'histoire de la philosophie est profondément marquée par l'esprit critique. De très nombreux philosophes (Socrate, Kant, Descartes, Bacon, Hume, Alain pour ne citer qu’eux…) et chercheurs (Matthew Lipman, Jacques Boisvert…) ont ainsi travaillé et réfléchi sur le sujet et ont rédigé de nombreux essais et ouvrages sur l’esprit critique, la pensée critique ou bien encore le scepticisme.

Mais c’est René Descartes qui, selon moi, dans son « Discours de la méthode » en 1637 explique le plus clairement ce qu’est l’esprit critique :

« […] aux jugements que je fais de moi-même, je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance, plutôt que vers celui de la présomption ». Il déplore avoir été « gouverné par [ses] appétits et [ses] précepteurs » et affirme plus loin : « pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d’y en remettre par après, ou d’autres meilleurs, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. »

Il en découle ses fameux « cogito ergo sum » et « dubito ergo sum » étudiés longuement sur les bancs de l’école.

Concrètement, l’esprit critique consiste à adopter une pensée de « mise en doute », pour n’accepter pour vraie ou réelle aucune affirmation, pratique ou information sans les avoir préalablement examinées que ce soit par le biais de notre raison, d’une documentation approfondie sur le sujet ou bien encore d’une démonstration logique.

Cela permet de se préserver de tout amalgame simpliste, de toute généralisation hâtive, de toute idée reçue ou encore de toute certitude qui seraient le fruit de croyances, de dogmes ou d’énoncés sans preuves.

Cela n’est clairement pas une chose aisée. Cela nécessite, en effet, d’être conscient des biais cognitifs ( l’effet de halo par exemple) et affectifs qui agissent en nous-même et contrecarrent notre objectivité et cela impose - vaste programme - de penser contre les autres, de résister à la pression du groupe, aux injonctions au bonheur et à la pensée positive et le plus dur de penser contre nous-même….

Positivisme et tyrannie du bonheur, les principaux freins à l’esprit critique

L’esprit critique est encensé à longueur d’enquêtes et tout particulièrement au sein de l’entreprise. Mais derrière les discours de façade, les choses ne sont malheureusement pas aussi simples…. De multiples et puissants freins à l’esprit critique existent en entreprise. Les salariés doivent affronter la pensée positive ainsi que les injonctions au bonheur qui « sévissent » actuellement dans les organisations.

Ces injonctions partent a priori d’un bon sentiment à savoir la volonté d’améliorer la QVT et le bien-être des collaborateurs. Pourtant, quelque part en route, force est de constater que la machine s’est grippée et que c’est plutôt l’inverse qui se produit.

Selon moi, un des premiers obstacles réside dans le positivisme ou la pensée positive et sa prépondérance dans la pensée managériale française. « Ici, il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions ». Cette phrase que nous avons tous entendue à de nombreuses reprises en est la plus belle illustration.

Or, comme l’écrit le sociologue Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à l'UFR de Sciences Sociales de l'Université Paris 7 Denis-Diderot, « cette posture sanctionne l’esprit critique. La critique est perçue comme négative, inutile, voire nuisible. Celui qui l’exprime est considéré comme inefficace et improductif. Dans un monde qui prône l’efficience dans tous les registres, la contestation de la hiérarchie et a fortiori celle du système ne sont plus recevables. » [1]

Selon lui, les critiques des outils de gestion et des pratiques managériales ne sont clairement plus autorisées et possibles au sein des organisations.

Un autre frein majeur réside dans la tyrannie du bonheur qu’impose désormais les entreprises à leurs salariés sous couvert de prendre soin de leur bien-être et d’améliorer leur QVT.

Laure Closier dans sa chronique Happy Boulot « La quête du bonheur au travail nuit-elle à l’esprit critique ? » explique comment la tyrannie du bonheur imposée par les entreprises a pour conséquence d’étouffer littéralement l’esprit critique. Les salariés sont invités à « avoir au moins le bon goût de faire semblant d’être heureux au travail » et n’osent plus être authentiques et montrer une autre image que celle d’un salarié heureux.

Eva Illouz et Edgar Cabanas disent la même chose dans leur essai intitulé Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies en y dénonçant « l'injonction à être heureux quelles que soient les circonstances. »

Les salariés n'osent ainsi plus révéler leur vraie personnalité et afficher leurs réelles émotions de peur qu’elles fassent « taches » dans le décor ou qu'elles soient interprétées comme de la faiblesse par le management. Les émotions négatives n'ont dorénavant plus leur place au travail. Seuls les employés heureux et affichant ostensiblement leur bonheur sont écoutés, valorisés et promus.

Ne pouvant plus exprimer librement et honnêtement leurs opinions, les salariés se mettent donc à s’auto-censurer. Emettre un avis critique ou remettre en cause un ordre ou une stratégie revient dorénavant à dire qu’on n’adhère pas à la culture de l’entreprise, bref qu’on n’est pas « corporate » ce qui est le pire reproche que l’on puisse faire à un salarié de nos jours.

Alors que l’on pourrait s’imaginer qu’une entreprise promouvant le bonheur au travail va favoriser la liberté d’expression et l’esprit critique, il n’en est rien et c’est, paradoxalement, l’inverse qui se produit. Sous couvert de positivisme et d’injonction au bonheur, les salariés sont gentiment mais fermement invités à se taire, à garder pour eux leurs remarques, bref, à ne pas exercer leur esprit critique…. « Circulez, il n’y a rien à voir ».

Il va sans dire que cela nuit grandement aux salariés mais également aux entreprises qui se privent des nombreux « bienfaits » de l’esprit critique, bienfaits que je développerai dans un second article sur le sujet à paraître dans quelques jours…


[1] “Positivisme et "gestion des émotions", ces deux freins à l'esprit critique en entreprise”- article publié sur Atlantico.fr du 19/09/2018

Tags: Collaboration & coopération Délégation (autonomie / responsabilité) Projet d'entreprise