En mai 2020 les collaborateurs, managers ou autres (pas seulement les citoyens) sont ébahis devant leur expérience professionnelle du moment. Le banal d’aujourd’hui semblait inimaginable quelques semaines auparavant. La situation est aisément décrite comme inédite, elle ne ressemble à aucune des crises traversées jusque-là. Certes on savait que les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel et que les cygnes noirs peuvent arriver mais c’est une chose de le dire doctement autour d’un verre et une autre de le vivre.

Nous savons même qu’en mai 2020 nous sommes encore dans la « drôle de crise », pour paraphraser Roland Dorgelès sur la période 1939-40, dans « l’étrange crise » comme disait Marc Bloch à propos de la même période. Demain et après-demain seront loin de ce que l’on peut envisager : on le sait mais que faire concrètement pour assurer au mieux le court terme en préparant l’avenir.

En effet, nos actions et réflexions dépendent grandement de nos représentations, de la manière dont on se représente le monde, et nous-mêmes. Trop souvent on réduit les causes des comportements à des traits de personnalité, à des caractéristiques intrinsèques mystérieuses comme le montre cette approche, fondatrice dans les études de psychologie, sur l’intelligence. Pour beaucoup, cela signifie que les causes de nos comportements renverraient à une source inaliénable, impérative.

Pourtant, le malade et l’homme en bonne santé n’abordent pas le monde de la même manière, tout comme le jeune ou le vieux et ces différences de vision du monde rendent les communications et les collaborations difficiles. Evidemment, des bipèdes oublieux des grandes pandémies de l’histoire universelle ont forcément du mal à en envisager les conséquences, tout comme sont bien malins ceux qui nous assènent les conséquences qui vont en découler.

L’enjeu aujourd’hui est bien de travailler cette notion de représentation avec au moins trois préoccupations. La première consiste à en montrer les différents niveaux, la seconde est de savoir comment travailler personnellement sur ses représentations et la troisième est de se prémunir contre les pièges de représentations inappropriées dans le travail aujourd’hui.

Voir le monde autrement…

Le propre des représentations, c’est de rendre évident ce qui était inimaginé avant ; en période de crise, « l’avant » est assez récent : il suffit de regarder nos modes de travail, les réactions de nos prochains dans la rue ou les magasins pour se surprendre des réactions totalement inimaginables quelques semaines auparavant. La personne humaine a toujours démontré une immense capacité d’adaptation et nous en faisons l’expérience chaque jour.

Notre représentation du savoir a changé ; comme nous l’avaient dit les sages depuis longtemps, on sait un peu mieux que l’on ne sait pas. Evidemment la science démontre en ce moment sa capacité extraordinaire à décrire le virus, comprendre rapidement ses caractéristiques ; on connaît les processus de développement de la pandémie et on dispose d’un large spectre de paradigmes pour trouver tests ou traitements. Mais cela ne va pas assez vite pour l’homme de la rue, même si la science a fait tellement de progrès depuis les pandémies des deux siècles précédents. Force de la science donc mais faiblesse également si l’on croyait que la science permettait de tout savoir, d’avoir réponse à toutes les questions, au rythme des demandes de la société. C’est ce que traduisait cette tendance à déléguer à des scientifiques supposés omniscients la réponse à des questions qui exigeaient aussi des positions éthiques ou politiques. Une fois encore, ce n’est pas une critique de la science car les scientifiques, les vrais, savent tout ce qu’ils ne savent pas.

La personne humaine sûre d’elle-même, de sa toute-puissance, de sa capacité à tout maîtriser en a pris un coup également. Pourtant la construction de nos organisations, et même l’approche de sa propre vie témoignaient souvent de l’illusion de la maîtrise totale : gérer sa santé, son corps, son développement personnel, ses relations ; ce ne sont pas là seulement les titres d’ouvrages du rayon « développement personnel », c’est aussi l’affirmation d’une représentation de la personne humaine.

Nos systèmes de représentation des autres sont aussi profondément sollicités. On voit le meilleur et le pire, les personnes se révèlent sous un jour différent de celui que nous leur connaissions et on est impressionné de la nouveauté des réactions de chacun d’une part, de leur distance par rapport à ce que nos représentations anciennes pouvaient nous laisser envisager. Même si, en mai, nous sommes encore dans « l’étrange défaite », il n’est pas plus facile d’imaginer les années de guerre suivantes.

… et soi-même

Nos représentations concernent le monde qui nous entoure mais aussi nous-mêmes. Que l’on soit en télétravail, contraint à l’inactivité ou au travail dans des conditions physiques soumises aux exigences de précaution sanitaire, nos représentations changent et il importe d’être attentifs à leur évolution, voire d’essayer d’agir à leur endroit.

Observer l’évolution de ses représentations, c’est utiliser au moins trois moyens principaux :

- Le premier consiste à repérer ses activités, ses interactions avec les autres, comme on le fait dans n’importe quel diagnostic de la gestion de son temps. Le recensement sur un temps assez long (le confinement en est un) ses actons et le temps consacré à chacune d’elles, produit une excellente image de ce que l’on fait, de ce que l’on est et, surtout, de ses priorités, non pas telles qu’on les rêve mais telles qu’elles opèrent.

- Le deuxième moyen, utilisé depuis l’aube des temps, consiste à tenir un journal de ce qui occupe notre esprit, de nos certitudes successives et évidentes qui s’imposent au fil des jours et deviennent rapidement périssables ; c’est le récit de nos émotions du moment, et de leur évolution. Une fois ce temps achevé, ce sera un bon film de l’évolution de nos représentations.

- Le troisième moyen, également très archaïque, consiste à emprunter la méthode - présente dans le monachisme en particulier - de la régularité (même étymologie que Règle). Cela signifie une sorte d’ordre de vie avec ses temps dédiés, ses rites, ses activités inévitables. La présence du fixe et du régulier est un bon moyen d’observer ce qui bouge.

Mais comme les représentations sont un des déterminants de nos actions, il ne suffit pas d’observer leur évolution comme on écoute pousser ses cheveux, encore faut-il essayer d’agir dessus ; les gérer serait un peu trop dire. C’est ce à quoi nous invite Emily Balcetis, professeur de psychologie à New-York University dans un ouvrage original[1], censé une fois de plus découvrir comment voient le monde ceux qui réussissent. L’auteur propose quatre stratégies gagnantes pour se représenter le monde. Si je me livre à une libre interprétation des propos de l’auteur, dans le style même de son ouvrage, disons que les « bonnes » représentations du monde doivent tenir ensemble les pôles de deux dimensions. La première dimension c’est d’être à la fois dans le concret et dans l’imaginé, la deuxième est d’être dans la réalité actuelle mais aussi dans le but à atteindre.

Un bon moyen de se représenter concrètement la réalité actuelle, c’est de matérialiser de la manière la plus concrète qui soit, ses réalisations et ses progressions : comme le sportif qui tient un tableau précis de ses temps et distances parcourues. Le moyen plus imaginé de se représenter la réalité c’est de choisir ce que l’on observe dans cette réalité : celui qui voit dans ses expériences une source de développement, d’apprentissage et de progrès a plus de chance de réussir que celui qui considère la réalité comme la conséquence inéluctable de déterminismes antérieurs.

Mais réussir ce n’est pas seulement voir le monde, c’est aussi se projeter, se fixer et atteindre des objectifs. L’auteur propose là encore deux stratégies à tenir ensemble. La première consiste à se concentrer sur des objectifs concrets, précis et à portée de main, comme le fait le montagnard en scrutant la ligne du col sans laisser dévier son regard. Mais il faut aussi savoir élargir son regard, situer son action par rapport à des buts à plus long terme qui permettent de ne pas s’arrêter à l’obstacle et de savoir le contourner pour atteindre un objectif plus large au-delà.

Savoir être dans le concret tout en imaginant le monde, avoir des buts précis à portée de main tout en n’oubliant pas la finalité plus large : plus facile à dire qu’à faire, difficile de tenir ensemble ces stratégies dont chacune prévient des effets pervers de l’autre. Mais des périodes de remise en cause forcée de ses modes de travail et de management sont peut-être propices pour s’y entrainer.

Certes, sans rien faire, les périodes de crise - personnelle ou sociétale - conduisent inéluctablement à changer nos représentations. Ce dont il s’agit ici, c’est simplement d’accélérer, accompagner, rendre plus efficace cette évolution. Chacun trouve ses propres moyens de le faire mais trois points d’attention peuvent aider le processus.

Premièrement, l’évolution des représentations prend du temps. Il ne suffit pas de se convaincre de quelque chose pour que ses représentations changent immédiatement selon cette connaissance nouvelle. Il faut se hâter lentement, ne pas imaginer trop vite que l’on a pris la mesure des choses : après un mois de confinement, il est prudent de ne pas se laisser abuser par tout l’activisme dont tout le monde a fait preuve en s’imaginant maîtriser ainsi la situation !

Deuxièmement, il ne faut jamais sous-estimer que cette évolution de nos représentations ne procède pas seulement d’une action solitaire ; on le fait plus efficacement avec d’autres, grâce à d’autres, tout simplement parce qu’ils constituent le meilleur miroir de nos propres représentations. Sur un plan managérial, on n’insistera jamais assez sur le fait que c’est aussi au sein des équipes que les représentations peuvent se transformer rapidement.

Troisièmement, le rythme d’évolution de nos représentations ne s’impose pas aux autres. Notre vision, quelque pertinente qu’elle paraisse, n’en est pas plus évidente pour les autres. Or, dans les situations de crise, on croit toujours que nos nécessités perçues feront loi pour les autres ; il n’en va jamais ainsi et il s’agit donc aussi de prendre en compte le rythme d’évolution des représentations des autres dans les équipes. Pour ce faire, en période de crise, on ne passera jamais suffisamment de temps et d’énergie à rendre visible à tous la réalité nouvelle qui se déploie.


[1] Balcetis, E.Clearer, Closer, Better. Ballantine Books, 2020.

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