Dans quel monde vivrons-nous dans dix, vingt ou cinquante ans ? Quel sera notre avenir, celui de nos enfants, celui de la planète ? Jamais ces questions n’ont été aussi prégnantes. Elles sont renforcées par la crise actuelle. La prise de conscience des enjeux auxquels l’humanité est désormais confrontée s’est considérablement accélérée en peu de temps. Ces interrogations sur l’avenir ne peuvent que s’accentuer dans les prochaines années, au regard des réalités que vivent les personnes au quotidien et des informations qu’elles reçoivent. Les enjeux sociétaux sont désormais sur la table, au premier rang des préoccupations de tous.

Les entreprises et la Société

Or l’entreprise est un acteur majeur dans le maintien ou la rupture des grands équilibres socioéconomiques et environnementaux. Rappelons que parmi les 100 principales entités du monde en termes de revenus, 69 sont des entreprises. Cette puissance renvoie à une responsabilité, résumée par Antoine Frérot, PDG de Veolia : « À quoi servent donc les entreprises si elles n’assurent plus la prospérité du pays ? (…) Derrière la question « l’entreprise, pour quoi faire ? » se cache la question « l’entreprise, pour qui ? »

Depuis l’article publié dans le New York Times en 1970 par Milton Friedman, la cause semble entendue. L’entreprise n’aurait qu’une finalité : créer de la valeur pour l’actionnaire en maximisant son profit. Mais avec cette seule logique, les entreprises peuvent s’inscrire dans des logiques autocentrées, ne prenant pas en compte les externalités négatives qu’elles génèrent. Rappelons qu’une externalité négative existe lorsque la production ou la consommation d'un bien ou d'un service nuit à une tierce partie, notamment à travers des coûts sociaux ou environnementaux. Certains de ces coûts se retrouvent assumés par la collectivité alors qu’ils résultent de choix de gestion des entreprises. Agrégées, ces externalités négatives ont pris une ampleur sans précédent. Certains parlent de conséquences sociétales et environnementales irréversibles.

Dans l’identification d’alternatives, le programme de recherche mené à partir de 2009 par le Collège des Bernardins a constitué un des apports les plus significatifs, avec un constat : « La focalisation sur la valeur actionnariale a provoqué une crise des entreprises et de leur place dans la plupart des pays développés. Cette crise est aujourd’hui largement reconnue. »

La question posée est celle de la contribution des entreprises au « bien commun », concept introduit dans le champ économique par le Prix Nobel d’économie Jean Tirole. L’économiste Olivier Hart, également Prix Nobel d’économie, a quant à lui proposé d’utiliser la notion « d’intérêt élargi de l’actionnaire ». Dédié au sujet, le rapport Notat-Senard, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », porte bien son titre.

Nous ne sommes pas ici sur de la philanthropie. Créer de la valeur sociétale s’inscrit dans l’intérêt de l’entreprise puisqu’elle garantit ainsi la pérennisation de ses activités. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les agences de notation accordent une place croissante à l’extra-financier.

Quelle est la finalité de l’entreprise et son utilité dans la Société ? Avec les évolutions en cours, les organisations devront demain avoir construit des réponses nouvelles. Il ne s’agira pas seulement pour elle de modifier la façon dont elles réalisent leur mission, mais de redéfinir cette mission elle-même. Un DRH avec qui nous échangions sur cet enjeu en restait aux modalités, soulignant les réalisations de son entreprise en matière de diversité. Certes cette dimension doit être travaillée, mais au service de quoi ? C’est cet enjeu de la finalité même qui doit être questionné.

Les initiatives allant dans ce sens se sont multipliées. Ainsi, en août 2019, Les PDG de 181 entreprises du Business Roundtablepubliaient un manifeste affirmant leur volonté de diriger leurs organisations au bénéfice de l’ensemble des parties prenantes, et notamment d’investir dans leurs employés et de protéger l’environnement en adoptant des pratiques durables.

La raison d’être d’une entreprise

Une des voies ouvertes à l’entreprise pour réorienter ses choix en redéfinissant sa finalité est de formaliser sa raison d’être, cause véritable et profonde de son existence, puis d’œuvrer à mettre en cohérence l’ensemble de ses pratiques avec cette finalité.

Pour ne prendre que quelques exemples, OpenClassrooms, plate-forme de cours en ligne, se fixe pour mission depuis ses origines de « rendre l’éducation accessible à tous. » Le Groupe Ïdkids (Okaïdi, Jacadi, etc.) considère que sa finalité est « d’entreprendre pour que le monde progresse au service de l'enfant qui grandit ». National Geographic veut « inspirer les personnes pour leur donner envie de prendre soin de la planète. » Nutriset estime « qu’apporter des propositions efficaces aux problématiques de nutrition et de malnutrition » est au cœur de son activité.

Sur le plan du droit, les États-Unis ont rapidement pris en compte l’aspiration de certaines organisations à dépasser la recherche du seul profit en créant les statuts de Benefit corporation, de flexible purpose corporation et de low-profit limited company. En France, depuis la loi Pacte de 2019, le Code Civil indique dans son article 1835 que « les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. » Sachant bien évidemment que l’entreprise peut aussi engager une réflexion sur sa finalité et réorienter ensuite ses actions en conséquence sans pour autant changer ses statuts.

Aller au-delà de la Responsabilité Sociétale des Entreprises

Intégrer les enjeux sociaux et environnementaux. Prendre en compte l’ensemble des parties prenantes. Développer une entreprise sociétale, responsable, partenariale. Ne sommes-nous pas là en train de réinventer la RSE ? Au vu du décalage entre les enjeux à adresser et les pratiques actuelles des entreprises en la matière, il ne peut s’agir uniquement de ça. Si dans quelques années, l’entreprise en est restée à ce qu’elle fait aujourd’hui, elle aura manqué un rendez-vous essentiel.

« Le modèle de l’entreprise actionnariale s’est vu reprocher de générer des « profits sans prospérité ». Les démarches de RSE, qui témoignent d’une volonté de mieux contribuer au bien commun, n’ont pas encore montré leur capacité à rétablir un meilleur équilibre entre les parties prenantes. » écrit l’Institut de l’Entreprise. « Si elle est inscrite dans les pratiques des entreprises depuis de nombreuses années du fait de dispositifs de régulation, la RSE montre aujourd’hui ses limites. » surenchérit l’ANVIE.

Ces prises de position fortes mais réalistes mettent en évidence les écarts entre discours et réalité en matière de RSE. Les obligations formelles et les attentes de l’opinion publique imposent certes de prendre position et d’afficher les intentions. Mais l’analyse des pratiques effectives montre une très grande hétérogénéité. À côté de décisions et de réalisations de qualité figurent aussi des affirmations relevant d’une grande hypocrisie. L’ampleur des défis suppose une approche post-RSE ou une politique de « RSE augmentée ».

Selon une étude réalisée par l’Ifop, 69% des salariés considèrent que la raison d’être est d’abord « une opération de communication », pour 31% qui y voient « avant tout le reflet de convictions sincères. » Si la raison d’être n’est qu’une intention et un objet de communication vaporeux, l’entreprise en restera au business as usual. Il ne s’agira plus d’apparaitre sociétal, social, environnemental, mais de l’être.

Un facteur pousse à un optimisme raisonné quant au repositionnement futur de nombreuses entreprises. Dans nos sociétés de l’information, de l’investigation et du fact-checking, ce qui relève du seul marketing sera de plus en plus perçu comme tel, avec la diffusion immédiate des manquements et les risques d’image qui en découleront. L’entreprise va devoir développer un discours de preuve, en accordant ses actes avec ses propos. Sa communication sera beaucoup moins globalisante et devra être précise, argumentée, factuelle, chiffrée. Avec une nécessité au final d’être beaucoup plus transparente.

Comment éviter que la raison d’être ne soit qu’un slogan, une baseline et une coquille vide ? L’adoption de cette intention doit tout d’abord s’accompagner de changements dans les choix stratégiques. Pour « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », le groupe Danone s’est séparé de ses branches bière, confiserie et biscuits et a investi dans l’alimentation infantile. Dans le futur, l’entreprise fait des choix clairs en prenant des décisions drastiques de désinvestissement pour ses activités qui ne sont pas en cohérence avec sa raison d’être. Elle ne se limite pas à localiser à distance ou à sous-traiter ses activités les plus contestables au regard de sa raison d’être. Elle organise leur décroissance au bénéfice d’activités de substitution qui, elles, sont en phase avec les éléments de sens dont elle se veut porteuse. Le choix de ses investissements, la sélection de ses sous-traitants, l’identification de ses interlocuteurs externes passent à travers ce filtre.

Plus largement, tout projet doit être analysé en amont au regard de ses conséquences pour les parties prenantes. Les indicateurs de gestion de l’entreprise ont à être repensés pour les aligner sur la raison d’être. L’entreprise, enfin, doit être prête à arbitrer ses contradictions. Le groupe Schneider Electric veut contribuer à décarboner la planète, avec un métier qui s’y prête. Ses dirigeants soulignent la difficulté d’intégrer cet objectif dans les pratiques, alors qu’émergent inévitablement dans le quotidien des tensions entre certains impératifs opérationnels et cette ambition.

Et les RH là-dedans ?

Plusieurs raisons conduisent à positionner les RH sur cette question de la finalité de l’entreprise. Si l’entreprise prend en compte l’ensemble de ses impacts sociétaux, elle adoptera une approche centrée sur le développement de la personne au travail, à l’opposé de la notion de salarié-kleenex. La communauté d’intérêt entre l’entreprise et ses collaborateurs en sera renforcée.

Par ailleurs, les individus sont eux-mêmes à la recherche d’une raison d’être : « à quoi est-ce que je sers au travail ? » Toutes les enquêtes sociologiques récentes montrent un renforcement de cette quête de sens. Dans les prochaines années, cette dimension aura pris une place encore plus importante. Pour beaucoup, elle sera centrale dans le choix d’un employeur.

Enfin, se repenser en lien avec ce qui se joue dans la Société permet à l’entreprise d’être porteuse d’une conscience collective. Or nous sommes passés d’une société de masse à une société d’individus isolés. Qu’est-ce qui fait que nous « faisons collectif », qu’il y a convergence entre les individus ? L’entreprise répond alors à ce besoin en solidifiant le lien social au service d’un enjeu. Les dirigeants du Groupe Yves Rocher soulignent ainsi l’impact de leur mission sur l’engagement des collaborateurs : « Chaque jour, nous nous engageons pour la beauté des femmes et le respect de la planète. »

Notons que l’enjeu du partage de la valeur entre les dividendes versés aux actionnaires, ce qui est investi pour assurer le futur de l’entreprise et ce qui rétribue les collaborateurs ne pourra être occulté. Cette question est à la fois sensible, en partie taboue et techniquement complexe.

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RH info / Gilles Verrier, Directeur Général de Identité RH

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