A cheval entre l’après de l’avant… et l’avant de l’après !

Au carrefour de l’optimisme béat et de l’idéalisme opportun – voire du calcul politique –, nombreux sont ceux qui nous affirment aujourd’hui que le monde d’après la crise sanitaro-économique ne sera plus jamais comme avant ; que la raison, la générosité et l’écologie triomphante auront enfin mis à terre le grand Satan de la globalisation destructrice de la planète, avec les conséquences désastreuses dont nous venons de faire les frais. Fini le triomphe de la cupidité[1] ! Diable !

Comme si une crise pouvait changer la nature humaine !

A l’opposé, non moins nombreux sont ceux qui se plaisent à jouer les cassandres, nous affirmant que justement la nature humaine est congénitalement égoïste et qu’après des élans motivés par une pseudo-générosité sous contrainte et des prises de consciences surfaites, l’hydre ultralibéral aura tôt fait d’exploiter nos atavismes individuels et nos besoins grégaires pour repartir de plus belle vers le monde d’avant… et pourquoi pas en pire, d’ailleurs ?

Comme si l’Histoire ne nous avait pas déjà montré des changements avérés de Mondes. Comme si l’Homme n’était jamais capable de bien, de générosité et de gratuité.

I. Le monde d’avant… en meilleur ou en pire ?

Il est vrai que pour beaucoup d’observateurs et de professionnels RH, le “monde d’après” pourrait bien ressembler fortement au “monde d’avant”, et ce pour trois raisons.

  1. Métro-boulot-dodo… ou quoi d’autre ?

Selon une enquête réalisée par l’ANDRH du 26 mars au 6 avril 2020 auprès de 550 professionnels RH, 76 % des DRH interrogés indiquent qu'après la pandémie, ils reviendront à une activité “normale”. La question est de savoir ce que l’on appelle “normale”.

Après une période si forte de bouleversement, de peur et de confusion, il est légitime de vouloir retrouver une forme de normalité, de stabilité intérieure et extérieure, à titre individuel et collectif. Nous souhaitons, pour la plupart, retrouver un cadre connu et maîtrisé pour nous rasséréner. Le phénomène est connu sous le nom de Syndrome Général d’Adaptation. Il correspond à la façon commune qu’a l’être humain de gérer un stress, et à ses phases d’alarme, de résistance, puis d’épuisement : si les phases précédentes sont mal gérées ; ou de résilience : si l’on parvient à trouver une forme d’homéostasie sans laquelle nous ne pouvons durer longtemps dans une existence viable ; autrement dit une nouvelle forme d’équilibre serein.

Néanmoins, compte tenu de notre nature psychologique et sociologique, cette résilience souhaitée a toujours tendance à d’abord nous faire rechercher l’ordre intérieur… dans l’ordre antérieur ! C’est notre premier réflexe. Et il faut un certain nombre de facteur innovants ET rassurants pour qu’elle débouche plutôt sur un nouvel équilibre différent, un nouvel ordre satisfaisant. C’est une expérience commune à laquelle nous avons tous pu être confrontés, lors d’importants changements professionnels par exemple : changement de poste ou de fonction, d’entreprise, de technologie, de lieu ou de conditions matérielles significatives, etc.

Par homéostasie sécurisante, le monde d’après devra donc :

  • soit ressembler au monde d’avant ;
  • soit proposer une forme novatrice suffisamment acceptable pour être partagée et assimilée par de nombreux acteurs.

C’est clairement là que le bât risque de blesser ; car les intérêts des parties sont très divergents, et que la loi du fort reste dans la plupart des cas… la loi.

  1. L’ultra influence du libéralisme globalisé

Certains acteurs veulent ainsi déjà profiter de ce besoin de résilience pour imposer les nouvelles normes idéologiques qu’ils n’arrivaient pas à imposer avant, comme on fait passer des marchandises frauduleuses sous pavillon de complaisance. La pandémie n’est en effet même pas terminée qu’il y a déjà des offensives fortes pour modifier sans contrepartie les acquis du monde… d’avant ! Le Président du MEDEF par exemple, Geoffroy Roux de Bézieux, a déclaré : « il faudra bien se poser tôt ou tard la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire ». Ou encore l’institut Montaigne, qui recommande des journées de travail plus longues, un jour férié en moins, la suppression d’une semaine de vacances scolaires, un recours accru au forfait jour dans la fonction publique. Ses responsables souhaitent même un "accroissement du temps de travail sans pour autant que la rémunération supplémentaire correspondante ne soit versée immédiatement par les entreprises ».

Pour ces gens-là, par inertie et par défense du système, le monde d’après devra ressembler… au monde qu’ils auraient déjà voulu avant. L’opportunisme a toujours été la vertu des mercenaires ; et les crises ont toujours été un moment privilégié d’opportunités. Les faits sont les faits.

  1. Le backdraft de l’ADN de la fonction RH

Alors la fonction RH dans tout ça, que va-t-elle faire ? Comment va-t-elle réagir ? Et puis soyons optimistes : que va-t-elle proposer ? Elle a été et est toujours sur le pont, n’en doutons pas ! L’urgence est pour le moment aux fondamentaux de ses rôles régaliens : au premier rang desquels la sécurité des salariés, sans parler de la gestion de la paie, des conditions matérielles des lieux de travail “revisités”, de la conformité juridique et des relations sociales. A l’heure où plusieurs consultants, experts et influenceurs avaient tenté de projeter (légitimement : c’était avant la crise sanitaire) cette fonction RH en souffrance dans un avenir à long terme plus planant ou pivotant, les praticiens, eux, en sont juste à la saturation de travail[2] et à la gestion prioritaire de la sécurité, avec comme horizon ultime la fin de l’année civile, voire la fin du premier semestre 2021. La fonction RH ne risque-t-elle pas encore une fois –par la force des choses, il faut le reconnaître – de se replier sur elle-même, crispée sur une aversion exponentielle de tout risque, sur des attentions disproportionnées à des points très pragmatiques, qui ne mettent pas en valeur sa contribution à la performance effective de l’entreprise, hormis le volet défensif de cette performance que sont les plans de licenciement ? Sans parler des chronophages activités traditionnelles technico-juridico-sociales habituellement perçues par les actionnaires et les dirigeants comme un frein à la compétitivité et à la liberté d’entreprendre. Vous voyez ça d’ici : « La fonction RH : ce mal nécessaire dans nos démocraties couchées ! »

Autrement dit, par atavisme autant que par le poids des circonstances, la fonction RH du monde d’après ressemblera sans doute fortement à… celle du monde d’avant.

II. Des raisons d’espérer

Malgré cette forte probabilité, essentiellement liée à la violence de la crise et à l’impérieuse nécessité d’une reprise économique, nous pouvons tout de même penser qu’un certain nombre de réalités seront effectivement amenées à changer ; que certaines expériences vécues ont déjà atteint un niveau de résilience qui permette d’en poursuivre les bienfaits. Deux axes principaux se dessinent.

  1. Quand l’invisible devient visible

Selon l’activité qui est la nôtre, selon que nous puissions télétravailler ou non, la “chute du mur” – histoire d’évoquer un véritable changement de monde – ne s’est pas produite exactement de la même façon.

  • Pour tous, il y a indéniablement eu une certaine redécouverte de l’importance du lien social. Les autres nous manquent, y compris nos collègues, nos collaborateurs et même nos managers ! Franchement combien d’entre nous auraient envisagé là, avant la crise, une vraie souffrance ?
  • Pour tous, la notion de solidarité et de travail essentiel a repris un sens très fort. La crise des gilets jaunes[3] avait d’ailleurs déjà commencé. “Marrant” de voir qu’infirmiers, caissiers et autres conducteurs étaient vilipendés sur les ronds-points avant de devenir les héros d’aujourd’hui. « C’est le courage des invisibles qui fait tenir notre société ! » a titré le Figaro du 16 avril. Il y a 10 ans déjà, Florence Aubenas dressait le portrait d'un pays ignoré, celui des invisibles[4], recouvert par des discours qui enfouissent la réalité. A l’époque, elle a fait entendre le cri silencieux de cette classe d'oubliés et dont la crise d’aujourd’hui a démontré l’utilité sociale. Dans quelques mois, Il faudra faire attention au mépris retrouvé à leur égard et aux promesses non tenues, sous peine de faire germer cette fois une vraie révolution.
  • Pour ceux qui ne pouvaient pas télétravailler et se trouvaient en chômage technique, une grande partie a tout fait pour se rendre utile ; par exemple, 73% des intérimaires touchés étaient prêts à changer de secteur pour pouvoir travailler et 53 % étaient même prêts à faire du bénévolat, selon une étude d’emploipro.fr ! Le rapport à un “travail” et au collectif s’est redécouvert essentiel !
  • Pour ceux qui ont dû “télétravailler”, la situation n’a pas été facile pour autant, dans des conditions parfois à la limite de l’absurde. Cet exercice professionnel-là, pour tout dire, n’avait pas – et n’a toujours pas – grand-chose à voir avec le télétravail dûment établi, avec le matériel et les conditions de lieu nécessaires, la liberté d’alterner des jours sur site avec ses collègues et des jours de concentration personnelle très efficaces. Et malgré tout, la situation a permis à une grande partie de la population, des salariés, des managers et des employeurs, de se rendre vraiment compte de ce que la technologie permettait d’envisager dans un nouveau rapport au travail et à un projet partagé. Que bien construit, dans toutes les conditions matérielles, organisationnelles et relationnelles requises, avec les alternances de présentiel et de distance voulues et utiles – la loi et la jurisprudence devront évoluer sur ce sujet – le télétravail est un formidable tremplin de performance, d’équilibre perso/pro, d’économies, d’écologie. Cette réalité-là s’est imposée à tellement de gens qui en doutaient… ou qui ne s’en doutaient même pas, d’ailleurs ! Et comme cela sert tous les intérêts, il est probable que cette avancée persiste plus naturellement.
  • Quand les personnes passent avant l’économie

Le patron du groupe Aéroport De Paris, Augustin de Romanet, qui sait pourtant bien à quel point le secteur du transport aérien va être profondément remodelé par cette crise, a déclaré : « Probablement pour la première fois dans l’Histoire, nous considérons que la vie humaine a un prix suffisamment élevé pour qu’on y sacrifie l’activité économique. Et ça c’est un événement majeur (...). ».

La manière de relancer l’économie et de structurer les organisations peut-elle être impactée par la redécouverte de cette valeur essentielle, qui redonne au Politique sa prééminence sur l’Economique ? Les actionnaires accepteront-ils une telle révolution copernicienne ? Peuvent-ils admettre que tout ne tourne pas autour du seul bénéfice ? Sans aucun doute la recherche du « bénéfice » est-elle une cause nécessaire du développement. L’entreprise occidentale est en partie une entreprise « économique », elle doit donc réaliser du profit pour intéresser les actionnaires. Mais pouvons-nous faire remarquer – ingénus que nous sommes – que le « profit » ne s’assimile pas au « bénéfice » ? Le profit sert la prospérité de l’entreprise et peut se traduire de multiples manières : rémunérations, investissements, embauches, augmentation du savoir-faire, soutien du tissu partenarial, développement des actions concrètes de RSE, créativité de produits et de process, etc. Le bénéfice finance le profit, à condition que les actionnaires fassent preuve, précisément, d’une volonté et d’une logique de « développement ». Ainsi ce que l’on appelle la « prospérité » ne saurait se concevoir sans les autres, tous les autres. La recherche du bénéfice maximal s’obtient toujours, elle, aux dépends des autres, et en particulier des plus faibles.

Le développement durable implique plus que jamais la notion de « richesse sociale ». Si la « création de richesses » omet cette réalité-là, elle est sans doute condamnée à moyen terme. Aussi la question de la justice joue-t-elle dans le développement un rôle déterminant : l’accroissement durable de la richesse suppose une répartition équitable de cette richesse.

Ajoutons que ceci se répercute à un niveau opérationnel qui redonne toutes ses lettres de noblesse à la fonction RH : l’accompagnement du management, la dynamique de transformation de l’entreprise, pour mieux répondre aux attentes des parties prenantes, mieux résonner avec le monde contemporain.

Donnez-nous un signe !

La vie n’a donc pas de prix, mais elle a un coût. Peut-on la préserver « quoi qu’il en coûte », comme a dit notre Président ? Cela signifierait que le sociétal et le politique reprennent leur primauté.

Voilà qui constituerait, pour le coup, un vrai changement. La manière dont l’hôpital va être traité dans un proche avenir sera à ce sujet – sans jeu de mot – symptomatique.


[1] Petit clin d’œil à l’ouvrage de Joseph Eugene Stiglitz : Le triomphe de la cupidité, 2010 Ed. Les liens qui libèrent.

[2] 80 % des DRH se déclarent proches de l’épuisement, selon la dernière étude Editions Tissot « Les RH au quotidien ».

[3] « Gilets jaunes » : la revanche des invisibles, Les Echos, Pierre Alzingre, 3 décembre 2018.

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