Pour ceux qui sortent du télétravail le masque est le nouvel objet collaboratif. Pour autant que la collaboration redevienne physique – elle le reviendra en grande partie – elle devient un jeu de masques. C’est une configuration étrange pour beaucoup mais pas pour ces professions déjà masquées dans le monde de la santé, des laboratoires pharmaceutiques, des industries de précision et autres fabriques alimentaires où l’hygiène et la propreté sont des exigences permanentes.

Mais dans une majorité d’usines, de bureaux, d’open spaces, de magasins, le masque est inédit et change radicalement la pratique et l’expérience du travail, les relations entre les personnes et, évidemment, le management. Mieux même dans certaines activités comme le commerce (relation en ancien français), l’économie de l’expérience qui se joue dans la qualité des relations, le masque apparaîtra, les premiers temps, comme une incongruité, voire un facteur bloquant de l’activité.

A première vue, le port du masque va à l’encontre de ce qui était encore considéré comme un impératif managérial quelques semaines auparavant. Ces dernières années on a beaucoup vanté les mérites du management de proximité et voilà qu’est imposée la distanciation physique, renforcée par le port du masque. L’intelligence émotionnelle devait nous permettre de décrypter et orienter les comportements et voilà que le visage, ce « miroir des émotions », nous est caché. Et que dire du sort de la norme du TCKA (Touching the Cheeks, Kissing the Air) qui s’était progressivement élargie à tous les genres. Certains avaient même théorisé une gestion de l’espace de travail dans le co-working, les tiers-lieux et les bureaux traditionnels où l’obligation de rencontre imposée par l’exiguïté des bureaux devait contraindre à des échanges générateurs de créativité ou de performance. C’est donc une vision de la collaboration et des pratiques managériales que la distanciation masquée remet en question.

Pourtant, si la gestion des ressources humaines évoluait vers une gestion des personnes[1], le masque ne devrait pas nous surprendre, ce n’est, étymologiquement, qu’un retour aux sources. L’étymologie du mot « personne » est une question des plus débattues mais à l’époque latine, le mot signifie « masque », puis porteur de masque, rôle joué par ce porteur de masque et enfin de tout individu en insistant sur l’originalité de cet individu, sur ce qui le caractérise et le distingue des autres, sur la conscience qu’il a de lui-même. Le masque peut aussi évoquer, comme c’était déjà le cas avec le voile de Moïse, cette impossibilité de ne jamais atteindre et élucider le mystère de Dieu certes, mais aussi celui de tout homme.

Le masque ne devrait donc pas nous étonner, il nous ramène, comme le fléau de la pandémie, à une anthropologie ancienne, très humble dans la conception de soi, de l’autre et des relations. Ce n’est pourtant pas le cas ; si tout le monde se range à l’idée du masque par civisme et par précaution, la plupart d’entre nous sommes bousculés par le port du masque en général, avec nos proches à la maison et au travail en particulier.

Trois choses principales nous choquent : premièrement, nous avons eu parfois du mal à comprendre que le masque était moins fait pour nous protéger des autres que pour les protéger de nous : il met donc en question nos attitudes vis-à-vis des autres, nos intentions et responsabilités vis-à-vis d’eux. La deuxième chose c’est que le masque nous paraît amputer notre relation à l’autre, l’empêcher d’être la vraie relation dont nous rêvons. La troisième difficulté avec le masque, c’est de réaliser combien la relation, handicapée par cet appareil, requiert de l’effort et du travail

Loin de la forfanterie de nos approches managériales du monde d’avant, le port du masque nous amène ainsi à revenir sur trois aspects fondamentaux des relations humaines devenues du jour au lendemain problématiques.

La relation tournée vers les autres et non vers soi

Les européens ne disposeraient pas de la culture du masque à l’inverse de certains pays asiatiques. Pour beaucoup, porter le masque était une marque de défiance vis-à-vis des autres comme si le masque exprimait notre peur qu’ils nous contaminent. Il est plus clair pour le plus grand nombre maintenant que le masque est, avant tout, un moyen de ne pas contaminer l’autre puisque chacun peut être porteur du virus, un infectant potentiel, sans même le savoir.

Le masque pose donc la question de l’intention et de la responsabilité. En ne portant pas le masque nous ne voulons pas montrer à l’autre notre méfiance à son endroit, nos intentions sont bonnes … mais pas pertinentes. Les intentions perturbent souvent les relations : on s’aveugle avec nos bonnes intentions et il y a tellement de choses mauvaises, dans les relations en particulier, pavées des meilleures intentions, le masque vient nous le rappeler.

Dans le travail collaboratif, en jouant la gentillesse ou la dureté, avec franchise ou dans le ensonge léger, en voulant être authentique, bienveillant, confiant ou empathique, on peut faire les pires erreurs dans la relation. Tous les managers l’ont expérimenté et, dans une situation de crise, avec le masque et la distance physique, ils vont devoir être encore plus sensibles et précautionneux vis-à-vis de leurs intentions dont la pureté ne suffit pas.

Le port du masque marque aussi notre responsabilité dans les relations humaines, vis-à-vis de ceux que l’on choisit et, plus largement vis-à-vis de tous ceux que l’on côtoie. Chacun est responsable vis-à-vis des autres, le visage de l’autre s’impose à soi, comme l’a développé Lévinas. Cela tranche avec une conception des relations humaines qui ne seraient qu’utilitaires, un outil, une pratique pour atteindre la fin décidée par celui qui l’initie.

Le masque nous rappelle à cette responsabilité dans les relations ; celles-ci ne sont pas que le fruit de ses intentions et de sa décision, elles renvoient à une responsabilité. Si je ne dois prendre le risque de transmettre le virus, même à mon corps défendant, n’y a-t-il pas de nombreux autres virus qu’une mauvaise relation à l’autre peut transmettre involontairement, par manque de connaissance, de reconnaissance, d’acceptation de l’autre, par oubli de ce que toute relation professionnelle doit apporter à celui avec lequel on travaille.

Il n’y a pas de vraie relation

Le masque donne l’impression d’une relation amputée, inauthentique. Ce ne serait pas une vraie relation : il est vrai que les théories managériales de l’ancien monde insistaient sur la proximité, la rencontre, la prise en compte des émotions exprimées par un visage, des gestes, une manière de se toucher (très variable selon les cultures). Au premier rang de ces ressources de la relation se trouve évidemment le sourire ; il peut être commercial, il est aussi le marqueur de nombreuses émotions (sur différents registres, avec le plaisir et l’amusement d’une part, l’ironie d’autre part), l’indicateur premier de la relation et de son évolution, comme on le voit dans le rapport amoureux. Dépouillés de tous ces vecteurs de la relation, il n’y aurait plus de vraie relation, comme si la relation pouvait être totale, devait être totale pour être juste et sincère.

Double illusion probablement : les relations peuvent-elles jamais être totales, peuvent-elles jamais être transparentes, vraies, sincères et authentiques. L’autre demeure un mystère ; quelles que soient la bonne volonté et la densité de la communication, le mystère demeure, les relations amicales et amoureuses nous le rappellent régulièrement. Dans le domaine professionnel, n’êtes-vous jamais surpris des réactions de l’autre quelle que soit la qualité de la communication et de la relation interpersonnelle que vous pensiez avoir établi ?

Est-il vraiment raisonnable d’imaginer une relation totale et sincère qui existerait sans le masque quand on observe, dans les relations interpersonnelles, les effets induits par toutes les différences de statut social, de position hiérarchique, de milieu professionnel, de genre, d’âge, d’opinion ? A prendre la mesure de tous ces biais le plus souvent inconscients, on relativise la petite perturbation du masque.

La relation, ça se travaille

En regrettant les inconvénients du masque on sous-estime aussi tous les autres marqueurs de la relation, tous les autres moyens de lui donner de la consistance, ne serait-ce que par les gestes (le langage corporel), les paroles, la capacité d’attention. Et cela nous rappelle une dernière composante de la relation, elle est un lieu d’effort et de travail.

On s’est habitué à une vision rétrécie et naïve des relations avec des notions qui relèvent plus des bonnes intentions que d’une approche réaliste des relations. Le service, la bienveillance, la gentillesse, l’écoute, l’empathie étaient autant de mots creux dont il suffisait de se persuader de l’importance pour que les relations en soient transformées. La révolution du masque va nous convaincre (nous rappeler) que la relation est faite d’effort et de travail.

Trois pistes à travailler. La première est l’attention à l’autre, la concentration qui ne consiste pas qu’à se taire mais cherche - en sachant ne pas y arriver - à percer le mystère de l’autre. Cette attention est une attitude, parfois facilitée par la politesse ; bien comprise, celle-ci est une école de l’autre parce qu’elle le prend en compte dans le moindre de nos gestes, en empêchant l’aveuglement par nos intentions. La politesse, c’est ne pas laisser mes intentions seules régir les relations aux autres. L’attention, c’est la qualité plutôt que la quantité du temps passé. L’attention c’est ce à quoi chacun est prêt dans les compartiments de son existence qu’il considère comme importants.

La deuxième est le regard. Le masque donne encore plus d’importance au regard et, comme disait Cicéron, si le visage est le miroir de l’âme, les yeux en sont les interprètes. Quand j’interviens dans un groupe déjà constitué, le premier regard des participants quand on se rencontre m’est toujours apparu comme le meilleur prédicteur de la qualité de la rencontre qui suit.

La troisième concerne les mots. Les hommes sont des êtres de langage, ils ont démontré de leur capacité infinie à les créer et à les utiliser. Peut-être le port du masque nous invitera-t-il à être plus exigeants dans l’utilisation des mots, dans la vérification d’une compréhension commune et dans l’invitation faite aux autres à les utiliser même si les modes de communication actuels ne les y prédisposent pas.


[1] Meisinger, SR, O’Toole, J, Lawler, EE III. The New American Workplace. Palgrave Macmillan, 2006

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