NDLR : Pendant le mois d'août, nous revenons sur quelques uns des articles les plus lus de l'année
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Le terme de disruption s’est rapidement insinué dans le vocabulaire managérial. Les stratégies, les innovations, les modes d’organisation doivent impérativement disrupter. Le mot est intéressant : il évoque l’ouverture brusque d’un circuit électrique ; utilisé également en physique nucléaire, il ressortit donc au vocabulaire des sciences dures, sérieuses, celles dont la rationalité imparable s’impose à tous, à la différence des sciences sociales. Pour évoquer le mouvement permanent et profond des organisations humaines - surtout des entreprises qui sont une institution très récente dans l’histoire -, on utilisait plutôt les termes de développement (OD), de changement, de mutation, de transformation mais ces glissements sémantiques n’avaient pas encore atteint la radicalité de la disruption. L’emprunt sémantique au domaine des sciences et techniques n’est sans doute pas anodin, il donne un caractère inéluctable à ces transformations, l’idée de brutalité et de fatalité d’un phénomène auquel personne ne saurait échapper. Le changement n’est pas optionnel, il est imposé, c’est une injonction.

On pourrait se demander comment de tels discours sont audibles en des temps de liberté où aucun ordre ne paraît légitime pour limiter ou contraindre l’épanouissement du désir de chacun. Peut-être est-ce lié au fait que l’impératif de la disruption rejoint d’autres manières d’appréhender les réalités de notre époque ou peut-être de toutes les époques d’ailleurs.

Premièrement les « disruptions » sont bien dans la ligne du discours « dégagiste » tellement en vogue, surtout dans les périodes d’interrogation ; c’est le discours de ceux qui veulent fuir ou abattre un passé et un présent forcément périmés (c’est le terme qu’employaient mes enfants adolescents en parlant du monde des adultes, ils étaient périmés). Je ne suis pas certain de leur juste compréhension des significations du mot mais c’était symptomatique. Déjà il y a vingt ans de jeunes spécialistes d’internet prédisaient une disparition d’une ancienne économie au profit inexorable de la nouvelle. Le seul moyen de réagir aux insuffisances, travers, maux du monde présent, c’est de le faire disparaître par toute forme possible de révolution et la disruption relève de ce prurit « dégagiste » ou révolutionnaire.

Deuxièmement, la disruption évoque l’idée d’un futur forcément radieux, éclairé, heureux. C’est toujours la même histoire des ruées vers l’or quand tout le monde découvre en même temps l’opportunité d’un paradis. Plus les temps sont difficiles, plus on est sensible à l’idée de la découverte de l’or quelque part; mais chacun sait, selon ce mot d’économiste, que dans les ruées vers l’or, ce sont toujours les vendeurs de pelles qui s’en sortent le mieux.

Troisièmement, les perspectives de la ruée vers l’or sont d’autant plus plausibles que les techniques sont là pour vous y conduire. Dans des civilisations technophiles comme les nôtres, quand la technique fascine, quand le techniquement possible devient moralement acceptable voire impératif, les disruptions, qui empruntent à ce référentiel technique à coup d’outils, de robotisation, de digital ou d’intelligence artificielle, s’imposent alors inexorablement.

Cette idée des vendeurs de pelles montre que la vie des organisations est trop sérieuse pour se résumer à quelques impératifs, injonctions ou panacées. En matière de transformation numérique, c’est ce que tente de démontrer un article récent selon lequel la mise en œuvre concrète de nouvelles manières numérique de travailler à l’ère du digital n’aurait justement rien à voir avec l’impératif d’être « disruptives »[1]. L’article part du constat que si tout le monde s’accorde à souligner l’importance et la nécessité de la transformation numérique, bien peu savent de quoi il s’agit concrètement et précisément alors que la réponse devrait être simple selon les canons traditionnels du business : il s’agit simplement, pour une entreprise, de saisir les opportunités offertes par quelques technologies nouvelles. Cette approche basique permet ainsi de distinguer plusieurs mythes liés à l’impératif de disruption imposé aux organisations.

Le premier mythe suggère que le digital requerrait une disruption de la proposition de valeur offerte par l’entreprise alors qu’en réalité, il s’agit plutôt d’utiliser des outils digitaux pour mieux servir les besoins connus de ses clients. Cela revient à dire que l’entreprise n’existe et ne continue d’exister que si elle sert des besoins réels des consommateurs ; le digital ne lui demande pas de réinventer ce qu’elle produit mais plus simplement de mieux servir les consommateurs grâce aux nouveaux outils. Ne parlez pas aux vendeurs de pelles de disruption, ils ont bien compris où était le besoin de tous les soumis à l’illusion de la ruée vers l’or : les pelles.

Selon un deuxième mythe, le digital remplacerait le physique alors que la réalité est souvent plus complexe, elle reste physique tout en étant digitale. Dans certains secteurs les pure-players digitaux se mettent à créer des installations physiques, les distributeurs reconnaissent également que leur succès dépend du bon équilibre entre les deux modes de distribution plutôt que le choix de l’un ou de l’autre et quant aux produits, regardez le secteur de l’édition dont on disait il y a une quinzaine d’années qu’il serait totalement « numérisé » alors que les parts relatives de livres physiques et électroniques semblent se stabiliser (le vrai problème des éditeurs restant celui du déclin de la lecture plutôt que le support).

Le digital obligerait les entreprises à acheter et absorber des start-ups alors que dans la réalité il s’agit de les protéger et de savoir construire avec elles des modes de partenariat qui permettent aux entreprises de garder le dynamisme et l’agilité de la start-up. Ces modes de partenariat sont plus exigeants mais l’idée d’intégrer ce genre de sociétés sans abîmer leur culture entrepreneuriale a fait long feu. On pourrait rajouter que la solution pour les entreprises n’est pas plus de se transformer en start-up ou de changer leur culture, comme on l’entend parfois, en une culture de start-up ; la réalité ici encore est plus fine et exigeante.

Le quatrième mythe, sans doute le plus prégnant est d’appréhender le digital comme une question technologique alors que c’est surtout une affaire de consommateurs, de service offert et, évidemment de modes d’organisation et de pratiques de travail pour le personnel en lien avec ces nouveaux outils. Si le digital doit aider à mieux servir le consommateur, il peut aussi faire évoluer les pratiques, les besoins et les attentes de ce consommateur ; toute la question est alors de savoir si les organisations sont capables de le faire.

Le cinquième mythe concerne le rythme du changement quand la transformation digitale évoque souvent un changement brutal alors que la réalité est souvent plus incrémentale ; elle fonctionne par plus petites touches sans attendre le grand soir d’une transformation.

Finalement, ce que disent ces mythes, c’est que l’attention aux consommateurs et au service qu’ils perçoivent, la rigueur et la constance dans l’évolution permanente et l’engagement des personnes à faire travailler de nouveaux outils au profit d’une stratégie d’entreprise sont les maîtres-mots d’une transformation digitale ; en d’autres termes, ce n’est pas l’outil qui compte mais pourquoi on se transforme et comment on le fait. C’est finalement une approche de bon sens, qui n’oublie jamais la raison d’être de l’organisation et les règles humaines et politiques qui lui permettent d’évoluer.

Comme pour conforter cette idée, le même numéro de la HBR publie un article sur la difficulté de certaines start-ups à conserver leur « âme » quand elles grandissent[2]. Par âme, les auteurs entendent cette identité profonde qui donne de la cohérence au projet entrepreneurial, cet esprit à l’origine de sa dynamique. Cette âme comprendrait trois composantes principales : une raison d’être comprise comme une intention de business ou le sens de ce que l’entreprise est censée apporter au monde extérieur, une connexion permanente avec des consommateurs et une expérience pour les employés. En grandissant, dès que l’on se met à changer les personnes, à installer des processus partout, les start-ups en phase de « grown-ups » ont souvent tendance à perdre de vue l’un ou l’autre de ces trois éléments et le succès s’évapore. Une fois de plus, le meilleur moyen de garder la dynamique et l’élan de ces jeunes entreprises est surtout de maintenir ces trois fondements du business, du consommateur et du salarié.

Cela signifierait-il que, finalement, le management n’est surtout pas un domaine de disruption ? Il ne faudrait surtout pas, alors, le laisser entrer en disruption. Après tout, l’attention minutieuse à l’histoire nous montre que l’être humain évolue moins que ses modes de locomotion ou d’habillement ; dans les domaines de la politique ou des relations interpersonnelles, le style de narration change plus que l’expérience des humains et les foules s’émeuvent de ce qu’ont fait les anciens, dans l’attente de le reproduire elles-mêmes.

Evidemment cette vision des choses n’est pas aisément partageable. Premièrement, parce que les acteurs se renouvellent ; pour les développeurs de start-ups de 2019, les émois de la nouvelle économie du début du siècle semblent de l’histoire ancienne et l’être humain, à moins d’être éduqué, a toujours l’impression qu’est nouveau ce qu’il découvre… Evidemment, les contingences changent, les technologies et les modes de travail évoluent profondément, les techniques diffèrent, plus que leurs utilisateurs. Evidemment les mœurs changent comme les modes de vie en société et cela ne peut qu’avoir un impact sur le fonctionnement des entreprises, mais savoir à quoi on sert (la raison d’être), être attentif aux clients (qui font vivre une entreprise) et à l’expérience des collaborateurs (ceux qui lui permettent de développer son activité), ce sont des immuables.

Les pratiques de management ne devraient jamais l’oublier, quels que soient les discours, quelles que soient les tentations d’imaginer de la disruption partout, comme si elle était aussi le moyen d’éviter l’effort parfois ingrat d’en rester à ses fondamentaux de la raison d’être, du client et du salarié.


[1] Furr, N, Shipilov, A. Digital doesn’t have to be disruptive. Harvard Business Review, July-August 2019.

[2] Gulati, R. The Soul of a start-up. HBR, july-august, 2019.