NDLR : Pendant le mois d'août, nous revenons sur quelques uns des articles les plus lus de l'année
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Le 29 mars 2020, l’auteur d’une chronique se trouve dans une situation intenable. D’un côté tout autre sujet que la crise du covid19 serait malvenu, d’un autre, il n’a rien de plus intéressant à dire que tous les quidams qui partagent leur vérité indiscutable sur les réseaux sociaux. Toutefois, le propre d’une chronique est de refléter (pour d’éventuels lecteurs futurs), l’état des réflexions à un moment donné. Une chronique capte l’instant plutôt que ne donne des vérités intemporelles.

La seule posture possible pour le chroniqueur est alors d’avoir la crise modeste. Modeste parce que le monde sera tellement différent dans deux semaines, quand le texte sera publié : beaucoup ont pris la mesure de la fragilité de leurs convictions du moment s’ils se souviennent de leurs positions quelques jours plus tôt. Modeste parce que dans quelques mois ou années, quand nous connaîtrons la fin de l’épisode, les futurs experts du management se moqueront de nos positions prises sur le moment. Modeste parce que les gestionnaires de l’économie réelle se posent des questions plus immédiates : payer les salariés à la fin du mois, maintenir un outil de production, assurer des chaînes logistiques, survivre quand et si l’activité redémarrera. Modeste parce que sont surtout à reconnaître aujourd’hui ceux qui soignent, nourrissent, nettoient, maintiennent la sécurité, livrent, ceux qui permettent tout simplement aux experts du lendemain, théoriciens du complot et virologues auto-proclamés de continuer d’élucubrer.

Toutefois, comme le disait la publicité d’une grande marque automobile lors d’une crise du millénaire dernier, « quand les temps sont durs, on en revient aux valeurs sûres ». En termes managériaux, cela requiert de revenir à nos références de base, aux principes des comportements humains et aux ressources pour une sortie de crise.

Références

La crise interroge notre rapport à la science, à la connaissance. Dans cette situation nouvelle et incertaine, tout le monde a besoin de savoir ; on se tourne vers les spécialistes (sans toujours connaître les spécialités pertinentes), pour qu’ils disent quelque chose car dans ce monde illusionné par la toute-puissance de l’homme, on ne saurait imaginer que des spécialistes ne sachent pas.

Les politiques se tournent aussi vers les scientifiques pour éclairer leur action ; en ce début de crise, les autorités françaises n’ont cessé de solliciter le comité scientifique et ses membres pour y trouver une source de vérité. S’il y a besoin de connaissance, ils sont nombreux à vouloir le satisfaire ; les spécialistes autoproclamés fleurissent, tout le monde a une opinion sur ce que disent ou proposent les scientifiques, comme si la science pouvait être affaire d’opinion. Cependant, les vrais scientifiques connaissent les limites de leur science ; ils savent qu’ils ne savent pas tout mais c’est difficile à faire entendre, surtout en période de crise. Se pose alors la question de la politique au sens noble du terme, la responsabilité de ceux qui ont en charge la gestion du bien commun et qui doivent prendre leurs responsabilités en pleine incertitude.

Si la science est un questionnement permanent dont le temps n’est pas celui de ceux qui en attendent tout, il faut en revenir à d’autres références, aux fondements plus archaïques de l’humanité au-delà même de l’histoire (même si certaines lectures ne manquent pas d’intérêt pour contrebalancer la sagesse des réseaux sociaux[1]). On repense aux grandes épidémies, une constante de l’histoire, relatées dans les textes les plus anciens ; ces épidémies ont suscité de grandes peurs[2] mais aussi tellement de renouveau dans nos sociétés. Nous nous rappelons alors notre appartenance à cette humanité dont le transhumanisme devait justement nous faire sortir.

En observant les réactions - qui ne manqueront pas d’évoluer bientôt – René Girard nous rappelle qu’en période de confusion les hommes veulent trouver des responsables à cette situation inacceptable, des boucs émissaires que leurs signes victimaires désignent : leur nationalité[3], leurs idées politiques ou économiques, leur profession, etc. L’homme fait alors preuve d’autant d’imagination que de cruauté pour distinguer ces signes victimaires et actionner le sacrifice épurateur.

Mais il est un troisième niveau de références fortement sollicité en ces périodes tumultueuses, c’est notre découverte concrète de la complexité de la société. Tout le monde a évidemment des idées très simples sur la manière de gérer la crise, comme sur les programmes scolaires ou la composition de l’équipe nationale de football mais quand on les confronte à la réalité pour peu qu’on veuille la connaître, rien n’est jamais aussi simple, la complexité de nos sociétés ne supporte pas les simplismes… Certes nous disposons de stocks de vivres mais que faire si les salariés exercent leur droit de retrait ; certes il faut supprimer les transports publics mais comment acheminer les soignants ; certes il ne faut pas déroger à nos principes de droit mais comment faire face à l’urgent et l’impensé ; certes il faut s’attacher au principe de précaution, mais que devient une société au droit tellement protecteur que plus personne n’ose prendre de risque.

Comportements

C’est dans les situations critiques que se révèlent les comportements, parfois éloignés de ce que l’on aurait pu imaginer ; c’est dans les crises qu’apparaissent les valeurs, ce critère de distinction entre ce qui est bien et mal, correct ou non, pertinent ou impertinent. Les crises sont un formidable révélateur des comportements humains. En temps réel on voit surgir le meilleur et le pire, même si, après les guerres, on ne trouve que d’anciens résistants. D’un côté les voleurs de masques, stockeurs de pâtes en exode vers la campagne, les donneurs de leçon qui déposent plainte, pétitionnent et accusent ; d’un autre côté ceux qui soignent, décident de venir travailler, maintiennent le lien social, travaillent à l’écart des réseaux sociaux pour que la vie soit simplement possible.

Les comportements se révèlent aussi dans leur transformation rapide. On fait aujourd’hui ce que l’on n’aurait jamais imaginé quelques jours auparavant, de nouveaux comportements apparaissent, on se découvre capables de ce que l’on n’aurait jamais envisagé. A tous les déterministes, tenants de la résistance au changement, suffisamment orgueilleux pour voir dans les comportements humains, un domaine fini et maîtrisé, la crise apprend que l’univers des comportements est toujours ouvert ; si le pire est toujours possible, il n’est jamais certain.

Sur les comportements nous apprenons aussi qu’ils procèdent aussi d’un apprentissage, souvent rapide. Les journaux intimes écrits en période de guerre, d’emprisonnement ou de maladie décrivent cet apprentissage progressif de nouveaux comportements ou réactions. Dans un ouvrage très inspiré, Marion Muller-Colard[4] décrit les stades d’évolution personnelle face à une crise ou événement brutal. Au début se trouve la plainte face à l’événement et les souffrances occasionnées ; c’est de la colère qui conduit à désigner des responsables, c’est le sentiment d’injustice d’être frappé alors que d’autres ne le sont pas ou s’en sortent mieux. En deuxième semaine de ce confinement, force est de constater que les messages publiés sur les réseaux sociaux en sont encore à ce stade.

Puis vient la menace. C’est un stade plus personnel, silencieux, quand on prend conscience de la remise en cause suscitée par la crise. Sont remis en cause nos certitudes, nos manières de pensée, le coffre-fort d’acquis que l’on s’était constitué. Ce décor de certitude donnait tellement de réalisme à la pièce ; la personne avait ajusté sa posture personnelle dans un environnement maîtrisé et tout s’effondre, plus rien ne semble tenir, la menace plane.

Enfin vient la grâce qui est d’abord acceptation de la situation, ouverture à l’innovation, à des perspectives nouvelles, reconnaissance également de joies nouvelles et de découvertes. C’est évidemment l’expérience des sociétés sous l’impulsion des innovateurs qui surgissent en ces temps de crise ; c’est aussi la démarche personnelle d’une nouvelle construction de soi. Et c’est en ces périodes de grâce – plus vite elles sont arrivées, plus vite sont dépassés les stades de la plainte et de la menace – que l’après-crise peut se construire.

L’après

La modestie, là encore, invite à revenir à quelques principes simples.

Le premier c’est que plus la situation est incertaine, plus il faut en revenir au certain, plus ça remue dans tous les sens, plus il faut du fixe auquel s’accrocher, plus la mer est démontée, plus il faut se tenir au mât du bateau qui fait inexorablement un angle droit avec le plan du pont. En période difficile, il vaut mieux avoir du stable et du solide pour faire face et continuer d’avancer. Encore faut-il savoir repérer ces ressources de stabilité et de solidité.

Ces ressources sont évidemment financières et les fourmis se trouvent moins dépourvues que les cigales : que tous les critiques de la situation financière du pays se rappellent leurs revendications d’il y a encore quelques mois, mais La Fontaine l’avait déjà dit depuis plusieurs siècles, les enfants l’avaient même appris à l’école…

Ces ressources se trouvent aussi dans des principes forts et partagés d’une culture organisationnelle et des valeurs pour autant que l’on n’en ait pas fait un simple gadget. Ces ressources se trouvent enfin dans la force et la qualité des relations entre les personnes, développées au fil du temps, pour autant que dans la société du « je n’ai besoin de personne en Harley-Davidson » on ait pris soin de continuer d’investir dans ces relations même si personne ne le demandait.

Le deuxième principe concerne les cigales, qui n’ont pas pensé plus tôt à constituer ces réserves. La crise devient alors, dans des conditions certes moins favorables, l’occasion d’en constituer. C’est dans la crise qu’émergent et se révèlent des comportements nouveaux, c’est dans la crise que de nouvelles relations peuvent se nouer, de nouvelles expériences. Aujourd’hui, le rôle des managers n’est pas de donner des leçons aux politiques ou aux virologues mais de s’assurer de la qualité des relations, du soin, de l’attention dans leurs équipes et leurs organisations. N’oublions pas que la confiance est toujours le résultat d’une expérience, c’est le moment d’y prêter attention.

Le troisième principe est celui de l’ouverture et de la disponibilité aux idées nouvelles, aux relations et aux personnes nouvelles. La crise rebat les cartes, des personnes se révèlent, il faut y être attentif. La crise est aussi le moment de revenir à la vie réelle, aux relations réelles, aux besoins réels. C’est sans doute le moment où on s’aperçoit, dans nos sociétés bureaucratisées à outrance, de ce qui est vraiment utile, c’est le moment ou jamais de prendre de la distance avec l’hydre technocratique qui a éloigné nos organisations de leur véritable raison d’être. C’est enfin le moment où chacun d’entre nous, modestement, peut dans le silence de sa réflexion, se préparer à demain avant de vouloir changer ou critiquer les acteurs d’aujourd’hui.


[1] Vinet, F – La Grande Grippe – 1918. La plus grande épidémie du siècle. Vendémiaire, 2018.

[2] Delumeau, J. La peur en Occident. Fayard, 1978.

[3] Des asiatiques se sont fait interpeller par des voyageurs dans les transports en commun au début de la crise en France alors que des Français se font jeter des pierres aujourd’hui dans certains pays asiatiques

[4] Muller-Colard, M. L’Autre Dieu : la plainte, la menace et la grâce. Albin-Michel, 2017.

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