NDLR : Pendant le mois d'août, nous revenons sur quelques uns des articles les plus lus de l'année
___________________________________________________________________

« Nul ne peut avoir de lien avec son prochain s’il ne l’a d’abord avec lui-même », disait Carl Gustave Jung. L’entreprise n’est pas un lieu de psychanalyse, mais la question du lien inter et intra personnel est fondamentale quand on sait que la capacité à gérer des situations complexes, à innover ou à surmonter les crises dépend intimement de la qualité des interactions entre les salariés. Or il n’est pas rare qu’au nom d’une vision tronquée de l’intérêt collectif de l’entreprise, les salariés soient plus ou moins implicitement invités à laisser au vestiaire leurs convictions et leurs émotions, comme si le « nous » passait par l’effacement du « je ». L’objet de ce billet est de défendre l’idée que le « nous » suppose l’affirmation du « je », ou précisément d’un certain « je ».

Le « je » n’est pas le « moi ».

« Le moi est haïssable », disait Blaise Pascal. Il ne s’agit évidemment pas de haïr sa personne. S’aimer permet la confiance nécessaire à l’autonomie, à la prise d’initiatives et au partage. C’est n’aimer que soi – sa petite personne – qui est problématique. Quand le « moi » occupe un espace débordant, il ne reste plus guère de place pour l’autre. Même si elles ne sont pas les seules, les personnes bénéficiant d’une position hiérarchique sont davantage en proie au risque d’égotisme, le statut pouvant donner un sentiment de supériorité. On peut à tort penser qu’il faut se montrer fort pour ne pas laisser transparaître de doutes qui pourraient être assimilés à un manque de maîtrise ou de compétences. Partager ses fragilités et incertitudes d’une manière authentique représente pourtant le meilleur moyen d’entrer vraiment en relation avec les autres.

C’est pourquoi l’humilité – qui se trouve aux antipodes de l’égo – constitue le véritable socle fondateur des compétences comportementales nécessaires au travail collectif. « L’humilité n’est pas le mépris de soi (…). Elle n’est pas ignorance de ce qu’on est, mais plutôt connaissance, ou reconnaissance, de tout ce qu’on n’est pas », écrit fort justement André Comte-Sponville (1). Favorisant l’ouverture aux points de vue des autres, l’humilité doit évidemment inclure l’idée de reconnaissance de la contribution d’autrui. Sans quoi il s’agirait moins d’humilité que de manipulation. Un chefaillon peut feindre l’intérêt pour les idées d’un collaborateur dans le seul but de les faire siennes. On aime recevoir, mais certaines personnes à l’égo surdimensionné n’aiment guère reconnaître ce qu’elles doivent à autrui : « L’orgueil ne veut pas devoir » (La Rochefoucauld).

Le « je » qui permet le « nous ».

L’humilité du « je » l’emportera sur l’égotisme du « moi » si on est capable de réfléchir à qui on est, à quoi on se sent appelé, à ce qui fait sens pour soi. En l’absence de cheminement vers l’authenticité de son être, on risque de se perdre dans des jeux d’image ou de pouvoir, et donc de s’enfermer dans des rôles professionnels qui nous rassurent mais qui empêchent toute rencontre avec soi et avec l’autre. Idéalement, le « je » doit s’inscrire dans une double logique d’affirmation de soi et de respect d’autrui. Je n’écrase pas l’autre par qui je suis, mais je ne m’écrase pas non plus pour que l’autre soit. La seule perspective qui devrait animer les rapports interindividuels est celle d’un état communiquant. Pas aussi facile que le laisse supposer le célèbre axiome de l’École de Palo Alto en vertu duquel « on ne peut pas ne pas communiquer ». Certes, on ne peut pas ne pas envoyer d’éléments d’information en raison de l’importance du non verbal (même le silence est porteur de sens). Mais l’instauration d’un état communiquant va bien au-delà d’un simple transfert d’informations. Elle suppose une attention à la personne dans ce qu’elle ressent. Imaginons la réponse suivante d’un collaborateur à qui son manager demande s’il aura fini tel dossier à la date prévue : « En principe oui, sauf si le Service Compta pinaille encore ». Le manager peu à l’écoute se contentera de souhaiter « bon courage ». Le manager soucieux d’entretenir un état communiquant validera le ressenti de son collaborateur en disant par exemple sur un ton empathique et non accusateur « C’est compliqué avec la Compta !? », et en envisageant avec lui les modalités de son soutien.

Combien de malentendus et de tensions simplement parce qu’on fait abstraction du ressenti des autres ? La capacité à manifester une vraie attention à l’autre, à accueillir sa parole et à le faire sans porter de jugement de valeur est une compétence managériale et relationnelle fondamentale qui rend possible la coopération. Lorsque le « je » permet le « nous », par un effet miroir le « nous » sublime le « je » tant des interactions humaines harmonieuses permettent à chacun d’oser être qui il est.


(1) Comte-Sponville A. (1995), Petit traité des grandes vertus, PUF, p.303.

Tags: Lien social Innovations