Modeste pamphlet pédagogique à propos du télétravail[1]

Le « télétravail » a pris un essor inattendu durant la crise sanitaire. La volonté des entreprises semble s’orienter vers ce qui leur apparaît être une solution à la fois sur le plan de l’organisation du travail, de l'économie et du respect des grands enjeux stratégiques (écologie et développement durable). Cependant… n’a-t-on jamais évalué les impacts du télétravail sur le plan de l’interaction et de l'acquisition des connaissances ?

Le télétravail rend-il aveugle, sourd et muet ?

Bloqué(e) derrière son écran en position de statue, chacun regarde l’image de soi et des autres sans bouger, se moucher ou se déplacer. Il est facile de cliquer sur l’icône qui supprimera la vidéo pour disparaître du groupe ou sur celui de l’audio pour faire taire la parole. Reste le « chat » présent à droite de l’écran en position de sourd-muet : rien de plus qu’un SMS ! Et le temps que l’on écrive ce que l’on a à « dire », l’espace de l’intérêt du dialogue est passé. L’objet de la discussion a évolué et l’idée s'écrit en mode réchauffé…

Certains rétorqueront que le travail à distance est pourtant bien pratique : inutile d’habiller le bas, le haut est suffisant ; que de trajets évités, fatiguant, longs et coûteux aussi bien pour soi que pour l'entreprise. Et quand on pense à toute cette pollution contournée ; cette énergie fossile ou électrique économisée ; et à la fin du stress dans les embouteillages au péage des grandes villes…

Alors le télétravail serait-il la solution à tous ces problèmes ?

Le souvenir de la conversation au bureau entre collègues, avec lesquels on avait partagé des adresses de « bons » restaurants revient à l’esprit… Ce qui fait le charme de l’interaction vécue dans la réalité, n’est-ce pas l’imprévu ? Ainsi que le posait Pascal[2] : « L’échange est un pari ! » Lors des visioconférences, l’écriture par chat est codifiée dans un langage groupal afin d’éviter de se faire remarquer ou que son propos soit arrêté par le modérateur de la conférence. La parole successive a remplacé la parole simultanée. Ce simulacre d’interaction n’a plus rien à voir avec les « vrais » débats où parfois, l’émotion prend le pas sur la raison. Ici, l’écoute est canalisée ; on choisit d’entendre les autres sans forcément leur répondre, on ne se regarde pas !

Que perçoit-on dans l’espace réduit d’un écran 17’[3]

La magie de l’interaction est celle qui fait naître l'émotion, libère l’esprit des contraintes cognitives et facilite d’appréhension de l’information pour qu’elle devienne connaissance. Selon Michel Godet, prospectiviste : « L’appropriation intellectuelle et affective constitue le point de passage obligé pour que l’anticipation se cristallise en action efficace[4] »

En fait, à quoi sert le télétravail ? La transmission de l’information causée et orientée semble être une des réponses parmi les plus probables. Celle-ci exige un support clair et neutre et une bonne lisibilité. Certains répliqueront que ce n’est pas la peine de faire autant de bruit autour de ce qui existait déjà, le Net comme base de données à l’infini (ou presque) ! Effectivement, les informations distribuées sur le mode virtuel sont réduites à leur principal objet afin que tout le monde puisse les saisir. Sauf que… chacun ne les mobilisera que si elles émoustillent son « schème », mode de comportement invariant pour des situations qui se ressemblent. Car pour faire sienne une connaissance, la matrice de la situation de travail est incontournable. Depuis longtemps, celle-ci est écartée de la contribution à l’émergence de compétences « objectivées », disjointes de l'environnement où elles ont été générées. Comme si l’on pouvait continuer à être compétent de la même façon quand on est malheureux au travail…

Les croyances dans les modèles RH précédents sont si bien ancrées dans les comportements, qu’on risque fort de continuer à faire ce que l’on a toujours fait : les éléments matériels et l’interaction concourant à la production de la connaissance ne seront pas pris en compte, pas plus que la vision subjective de l’individu, ou machine à décrypter les énigmes du quotidien selon ses propres critères et valeurs. Quand chacun est unique, la singularité individuelle serait réputée difficilement compatible avec le management d’un collectif…

Les managers ont-ils peur de l’autonomie de leurs collaborateurs ?

Suffirait-il de changer les circonstances du travail sans prendre en compte les impacts de ce changement pour que le moyen du télétravail, devienne un but pour les organisations du travail ? Beaucoup de choses ont changé durant la crise sanitaire. Tous n’étaient pas prêts à télé travailler ; et même pour ceux qui l’étaient, les comportements n’ont pas été les mêmes : la situation présentait un risque santé important. Encore plus qu'avant la crise sanitaire, l'éloignement physique de l’entreprise a fait ressentir au télétravailleur son besoin d’appartenance à un collectif dans lequel il aspirait à s’insérer pour mieux exister individuellement.

Loin de leurs collaborateurs, pour se faire obéir si jamais un salarié leur « échappait », les managers de contrôle ne disposaient plus des atouts de la contrainte d’une situation de travail au quotidien : convocation au bureau ou réprimande devant les collègues. Hors crise, le mode de gouvernance du travail présentiel est facilité par une organisation qui répartit les tâches suivant les postes et les individus en balisant leurs pratiques à coups de procédures ISO. Dans une situation de travail virtuelle impromptue, les procédures usitées n’ont plus été adaptées et les collègues aidants dont il suffisait de pousser la porte pour se rassurer, étaient absents. Beaucoup se sont trouvés désorientés, aussi bien les collaborateurs que les managers. Sur quels éléments se reposer pour inventer une autre façon de travailler et de communiquer, et pour laquelle on n’avait pas été formé ? Chacun d’entre eux avait oublié, si jamais ils l’ont su, que lorsqu’un élément de la situation de travail change, tout change, qu’elle soit à risques ou pas !

D’autres managers ont eu une attitude très différente. Eux aussi vivaient une situation à risques. Attentionnés à ce que leur collaborateur comprenne la prescription de travail, ils ont passé autant de temps que nécessaire au téléphone ou sur une application de « webinaire », pour lui expliquer de façon très précise ce qu’il devait réaliser et comment s’y prendre. Alors le langage de l’encadrant est devenu plus directif dans l’explication de la tâche. Et pour le collaborateur, privé du soutien de l’interaction au travail, il a développé « grâce » à cette situation différente, des ressources internes qu’il n’avait pas encore explorées : l’autonomie qui lui a permis de libérer sa créativité à la recherche de solutions aux problèmes posés…

Si pour beaucoup de personnes le télétravail fut ressenti comme une réussite, sans doute ont-ils pallié leur isolement quand ils se sont reliés à un élément qui leur faisait sens : peut-être leur métier, la congruence de leur action avec celle de leur entreprise ou une finalité personnelle qui rejoignait le but poursuivi par leur entité ?

Dans une situation de télétravail, l’apprenance naît de la confiance !

Afin de tirer un enseignement de l’expérience de télétravail lors de la crise sanitaire, pour chaque collaborateur, il s'avérerait incontournable d’analyser ce qui s’est passé et comment cela s’est passé : qu’est-ce qui a provoqué sa compréhension de ce qu’on attendait de lui [5]? Quelles sont les ressources que son mode de fonctionnement interne[6] a convoquées ? Parmi ces ressources, quelles sont celles qui, en situation, ont évolué et celles qui ont émergé ? Et aussi, quel est le processus saillant qui a fait naître une compétence transversale ou qui a favorisé le transfert d’une autre ?

Les softs skills si recherchées aujourd’hui par les entreprises sont dépendantes de l’évolution des situations de travail, de ce que chacun y ressentira, comprendra ou écoutera à sa façon. Le processus est aléatoire, autonome et pas éminemment reproductible. Certes, améliorer les conditions de travail pour tout un chacun ne nuit pas ! Mais la clé de l’appropriation de la connaissance dans une situation de télétravail serait plutôt à rechercher ailleurs. Elle appartient au processus d’apprenance de l’organisation. Pour le manager un nouveau rôle est né, celui de manager pédagogue, plus animateur qu’encadrant. Avec son collaborateur, il apprendra à pratiquer le retour réflexif de la connaissance, sorte de feed-back interactif qui ne pourra s’installer que si le droit à l’erreur est reconnu de part et d’autre et utilisé telle une chance pour mieux réussir ce que l’on attend de chacun.

Cette alliance collaborative que crée l’interactivité pédagogique est une des opportunités du télétravail. Elle renforce les liens entre les personnes, simplement parce qu’elle donne vie à la confiance. Que peut-on craindre de ceux dont la confiance est l’élément d’équilibre d’une situation de travail ? Sinon la réussite d’un travail partagé, fut-il virtuel, dont la finalité serait celle du plaisir à réaliser une tâche bien faite… ensemble !


[1] La notion est discutée sans être figée. Alors elle sera prise en l'état des pratiques et des réflexions…

[2] Pascal - Les pensées – Réédition Ed. du Seuil – Coll.. Livre de Poche -

[3] Pouces

[4] M. Godet – Prospective et planification stratégique – 1 985 - Ed. Economica – Col. CPE Economica

[5] En pédagogie des adultes, il s’agit de l’étape du réfléchissement

[6] Selon la didactique professionnelle ce processus cognitif de ressources internes qui aident à saisir l’information et à la transformer en connaissance a pour nom, l’invariant opératoire

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