La raison d’être des organisations, nouvel eldorado du sens au travail ?
Depuis quelques années, la question du sens au travail est sur toutes les lèvres. Si les concepts de « bullshit job » et de « brown-out » de l’anthropologue David Graeber [1] ont eu le retentissement que l’on connaît c’est bien parce qu’ils décrivent une réalité inquiétante, celle d’un déficit de sens au travail qui s’incarne dans des activités inutiles qui désespèrent profondément le travailleur.
Un autre concept vient nourrir cette question centrale du sens au travail : la raison d’être. La loi Pacte de 2019 et, plus récemment, les réflexions consécutives à la crise sanitaire du Covid-19 invitent les entreprises à réfléchir à leur raison d’être en intégrant des objectifs sociaux et solidaires dans leur objet social. La réflexion sur le sens monte ainsi d’un niveau, elle porte moins sur la légitimité du poste que sur celle de l’activité générale de l’entreprise. Comment penser la raison d’être pour redonner du sens au travail ? Cela pourrait passer par le respect d’au moins deux exigences, l’une relative à la finalité, l’autre aux moyens.
Chercher à répondre à de réels besoins sociétaux
La société de consommation de masse conduit à la production d’innombrables biens répondant davantage à un désir suscité par une campagne marketing qu’à un besoin réel. Pourtant, toute entreprise est à même de justifier son activité en invoquant des effets positifs sur les clients et/ou sur les citoyens du territoire. Difficile d’établir une frontière entre ce qui est socialement utile et ce qui ne l’est pas, sans tomber dans le jugement moral. Sans doute que le recours à l’éthique conséquentialiste, qui invite à prendre en compte l’ensemble des conséquences de ses actes sur les autres, aide à apprécier la pertinence et la légitimité des activités.
Que vaut par exemple la raison d’être d’une fameuse marque de soda à l’orange – « faire pétiller la vie et les sens » – au regard de ses effets délétères sur les clients (participation au problème de l’obésité) et sur l’environnement (plusieurs litres d’eau sont nécessaires pour fabriquer un litre de soda) ? Il est moins facile pour un salarié de trouver du sens au travail dans une entreprise fabriquant des sodas que dans une entreprise fabriquant des médicaments. Mais encore faut-il que ces médicaments soient utiles à la santé des personnes, la consommation d’un soda restant a priori moins nocive que celle d’un Mediator ! On le voit, une activité peut relever d’un champ d’action tout à fait nécessaire et louable – comme celui de la santé –, mais conduire à des dérives si l’action est guidée par la seule recherche d’une maximisation du profit. Ces dérives peuvent toucher aussi bien les parties prenantes externes à l’entreprise que les salariés eux-mêmes. Si Amazon rend d’innombrables services aux clients, et se présente entre autre comme la plus grande librairie du monde, l’organisation du travail et les modes de management laissent perplexe quant aux possibilités pour les employés de trouver du sens à leur travail.
Admettre que les moyens utilisés sont tout aussi importants que les objectifs
À l’instar de la dualité entre l’âme et le corps, on a souvent tendance à penser la raison d’être de l’entreprise (l’âme) indépendamment des RH qui y travaillent (le corps). Or une raison d’être pensée de manière désincarnée, sans lien étroit et permanent avec le corps social de l’entreprise, n’est que pur slogan généralement établi par quelques spécialistes du marketing et de la communication.
Une raison d’être en phase avec des besoins sociétaux présente au moins deux caractéristiques intimement liées : l’ancrage et la continuité. C’est parce qu’elle s’ancre dans une réalité concrète composée de personnes autonomes et responsables qui la font vivre au quotidien qu’une raison d’être peut avoir un sens et donner du sens au travail. De la même manière qu’ « il faut soigner le corps pour que l’âme s’y plaise », selon la belle formule de Saint François de Sales, ne pourrait-on pas dire qu’il faut démocratiser le fonctionnement de l’entreprise pour que la raison d’être s’y projette pleinement ? Soigner le corps social signifie sans doute revenir aux fondamentaux du management, à quelque chose proche du modèle de l’entreprise « communautaire » qui prévalait avant que la financiarisation de l’économie consacre l'avènement de l’entreprise « sociétaire » [2] au milieu des années 1970. Restaurer la place du travail humain, seule « source de la création de la valeur économique » [2], et redonner du pouvoir aux salariés au moyen d’une vraie représentation au sein des conseils d’administration relèvent d’une nécessité impérieuse.
Pour qu’un système démocratique fonctionne, disait Spinoza, il faut que les individus soient dans la responsabilité, la connaissance, la raison, de manière à ce qu’ils se libèrent de leurs affects, notamment dans leurs « passions tristes » (ressentiment, jalousie, colère, etc.). Il en va de même dans l’entreprise. Pour que le pouvoir des salariés s’exprime avec justesse et discernement, et serve une raison d’être répondant de manière éthique à de réels besoins sociétaux, encore faut-il mettre en place des pratiques RH et managériales qui favorisent l’épanouissement individuel et collectif des salariés : développement de la formation, management bienveillant, transparence de l’information, participation aux décisions, qualité de vie au travail, équité des salaires, etc. L’absence de telles pratiques pousse au repli sur soi, au cloisonnement, à une vision alimentaire du travail, et par conséquent à un désintérêt des salariés envers la raison d’être de l’entreprise.
Le défi de l’entreprise est donc de penser simultanément sa raison d’être et la démocratisation de son fonctionnement, avec cette idée qu’il n’y a pas d’un côté le but et de l’autre les moyens mais un tout relevant d’une perspective humaine commune. C’est la contribution sociale globale, principalement aux clients et aux salariés, qui est susceptible de donner du sens à la raison d’être et au travail.
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[1] Graeber David, Bullshit Jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018.
[2] Ségrestin Denis, Sociologie de l'entreprise, Armand Colin, 1992.
[3] Gomez Pierre-Yves, Le travail invisible: Enquête sur une disparition, François Bourin Editeur, 2013.
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