C’est bien de petites vertus dont a besoin le management. C’est du moins ce dont peut nous convaincre le petit ouvrage de Carlo Ossola[1], discrètement publié – c’est presque un signe – en février de cette année de confinement. Dans cet opuscule rempli de culture, de références littéraires, artistiques et scripturaires que seule l’Italie a encore le goût d’honorer, le professeur au Collège de France fait l’éloge subtil et modeste des petites vertus. Ce ne sont pas les vertus héroïques que l’on a tous manqué de développer, ce ne sont pas les grandes vertus déléguées aux Etats, aux institutions ou aux managers ; ce ne sont pas non plus les injonctions faciles des contempteurs du pouvoir, les hérauts du management bienveillant, agile, serviteur ou responsable.

Non, les petites vertus ont d’autres caractéristiques. Ce sont les vertus de chacun, pas seulement celles des sachants, des héros, des gourous inspirés ou des leaders flamboyants ; les vertus de chacun, ce n’est pas celles dont s’agirait de persuader les autres, celles que l’on pourrait aussi déléguer à ceux que l’on se plairait ensuite à critiquer. Ce sont des vertus, des guides d’action, pour le quotidien et pas seulement pour les crises, les événements exceptionnels ou les marches supposées vers le progrès. Ce sont les vertus qui imposent, en permanence, de faire effort sur soi pour les honorer ; elles demandent de la discipline, de l’humilité et, surtout, du travail : en aucun cas il ne suffirait de les avoir apprises et comprises, elles exigent tout simplement de l’effort.

Les petites vertus seraient au nombre de douze, douze pépites que n’importe quel collaborateur dans une institution, entreprise ou équipe pourrait méditer et décliner comme le fait Carlo Ossola en sollicitant son immense culture littéraire et scripturaire. Certaines de ces valeurs concernent évidemment le rapport aux autres puisque collaborer c’est travailler avec.

La première de celles-ci est l’affabilité, c’est-à-dire l’effort d’entretenir des relations agréables avec les autres et pas seulement avec les amis, les proches de génération, de formation ou de conviction philosophique, voire ceux dont on veut obtenir quelque chose. Dans ces cas-là l’affabilité est facile ; cela montre donc la capacité de la grande majorité à témoigner de cette petite vertu. L’affabilité c’est le contraire de l’arrogance ou tout simplement de l’indifférence, quand ce n’est pas de la peur de l’autre : en effet on ne choisit pas ses collègues et le travail confronte aux gens différents avec lesquels on ne passerait pas un weekend. Cette affabilité se joue dans les mots mais comme ceux-ci n’évitent pas toujours la mondanité ou l’obséquiosité, elle tient aussi à l’attention et au sourire.

La deuxième est la bonhomie qui se traduit par une certaine gentillesse, conciliation et tolérance qui peuvent parfois être considérées comme de la faiblesse. La bonhomie, c’est le bon caractère accommodant, qui ne cherche ni ne fait d’histoires. La bonhomie n’est pas de la naïveté, c’est au contraire une conscience aigüe de ses limites personnelles et de celles des autres ; la bonhomie ne se leurre pas sur le genre humain, elle le considère et l’accepte avec humour. Plutôt que de voir les autres sur leur seule face sombre, la bonhomie a fait le choix de voir la face éclairée.

La gratitude semble la plus évidente de ces petites vertus car les formations au management et parfois l’éducation familiale ont appris à dire « merci ». Mais dire merci c’est aussi reconnaître que tout ne peut se payer, se rendre, s’acheter ; c’est reconnaître qu’il y a de la gratuité dans les relations humaines. La gratitude, c’est reconnaître que tout n’est pas un dû puisque l’on va gratifier les autres. La gratitude est un chemin de modestie, c’est l’anti Brigitte Bardot qui n’avait besoin de personne en Harley Davidson. La gratitude, c’est se sentir redevable, même si on a atteint l’objectif et appliqué les procédures. Toutes les relations humaines, même au travail, comportent, exigent, suscitent cette gratuité : la gratitude a l’humilité de ne jamais l’oublier.

Quant à la discrétion, c’est une autre petite vertu qui ne va pas de soi dans la vie et le jeu politique des institutions. Etre discret c’est ne pas se mettre en avant, garder de la retenue, passer inaperçu : comment imaginer une carrière sans développer son personal branding ni faire de l’auto-promotion ? Surtout quand les postes, la compétence ou les événements donnent la possibilité de briller. La discrétion c’est aussi garder pour soi ce que l’on entend, se tenir à distance du bourdonnement mondain, respecter l’autre dans ses paroles partagées et ses confidences, se priver de faire des événements tiers, un instrument de mise en valeur personnelle.

Petite vertu que la prévenance, impensable sans la discrétion. Elle est attention à l’autre, offre de service, anticipation des désirs et volontés de l’autre. La prévenance c’est mettre en pratique l’attention, la sortir de l’observation ou du jugement pour se mettre en action vis-à-vis de l’autre. Loin de ceux qui se servent du service pour faire le bonheur des gens malgré eux, la prévenance est celle du bon vendeur, qui n’est pas aveuglé par la qualité de ses produits mais a compris en quoi il pouvait répondre à l’attente de l’autre. Mais la comparaison s’arrête là, le prévenant ne veut pas vendre, il met seulement en pratique de se sentir obligé par l’autre.

Dernière petite vertu liée aux relations à l’autre, l’urbanité. Elle a le souci d’adoucir les relations, d’éviter ou d’apaiser les querelles. L’urbanité procède d’une vision réaliste des relations entre les personnes qui sont forcément difficiles, susceptibles de guerres et de querelles mais comme nous sommes tous dans le monde et qu’il faut bien vivre et travailler avec l’autre, la petite vertu de l’urbanité évite l’orgueil dédaigneux du retrait sur soi, de la critique des congénères ou de l’illusion des règles et des systèmes, pour essayer, chacun à sa place de rendre cette vie collective possible.

Cependant ces petites vertus ne sauraient se résumer au catalogue moralisateur des obligations vis-à-vis d’autrui, des collaborateurs. Elles ne peuvent être déconnectées d’un travail plus personnel, un travail sur soi indissociable, et six autres petites vertus ressortissent à cet effort personnel.

La première des petites vertus personnelles est la mesure. Le propre de la mesure est de se méfier des mesures ; la personne mesurée regarde la réalité des choses que pourrait lui révéler les étalons mais elle donne un sens qui lui est propre, qui explique sans doute sa retenue. La mesure, dit Ossola c’est le commerçant de notre enfance qui faisait non pas le poids mais le bon poids en ajustant la mesure de sa balance à ce qu’exige la bonne relation avec son client. L’homme mesuré ne méprise pas les instruments ou les indicateurs, il s’en méfie, il connaît leur limite et cela lui impose d’ajuster selon son bon sens. Plutôt que ces fadaises selon lesquelles il faudrait donner du sens, encore faudrait-il que chacun s’interrogeât sur le sens qu’il peut mettre aux choses de sa vie.

La loyauté est considérée comme l’une de ces petites vertus et c’est bien normal aujourd’hui. La loyauté, c’est donner de l’importance à la parole, se sentir engagé par cette parole, voir dans une parole la vérité de demain à laquelle on tient. Dans l’entreprise, la loyauté, c’est considérer que la vérité de la parole est plus importante que l’utilité, que la parole donnée dépasse les arguties et règles juridiques ; dans ces institutions où les juristes deviennent plus importants que des opérationnels, la loyauté a beaucoup perdu de son importance, à moins que ce ne soit une des plus grandes vertus de demain, quand on aura atteint les limites de la défiance d’institutions bureaucratisées et juridicisées.

La franchise n’est pas synonyme de loyauté, elle évoque la pureté, l’absence de dissimulation, l’engagement personnel dans une action qui ne saurait accepter la limite des règles, des usages ou des conventions. La franchise exige de se sentir acteur, d’accepter sa situation dans une organisation sans se cacher derrière son petit doigt des contrats ou des complaisances victimaires ; elle exige donc de s’accepter et, ce faisant, de se respecter en agissant conformément. Petite vertu que la franchise, terme galvaudé, mais sans doute une des plus difficiles à vivre dans nos organisations très politiques dans une vision des affaires qui peut parfois s’accommoder de la tromperie, de la manipulation et de la séduction.

La placidité est une autre petite vertu dont nos situations de travail ont bien besoin. Elle est nécessaire parce que les emportements sont fréquents, ils sont souvent plus faciles que la discussion. Le placide se maîtrise, ne se laisse pas aller à ces emportements mais placidité n’est pas indifférence ou retrait prudent voire pusillanime, c’est aussi cette tranquillité affirmée qui pondère, voire influence les débordements émotionnels environnants. Le placide valorise la paix, non pas la paix dans le monde sur laquelle il a peu de prise, mais la paix entre les personnes qui ne va jamais de soi. Le placide fait en sorte que le calme et le repos permettent à la sagesse de gagner.

Il nous reste la générosité, gardée pour la fin, comme une sorte de dessert, le meilleur pour la bonne bouche. Certes elle évoque la libéralité, l’abondance de don ; la générosité dans le travail, c’est celle de l’aide et du service, celle du temps, de l’information, de la place, de l’attention : les autres ne sont jamais assez généreux, cela devrait nous servir d’incitation… Mais la générosité indique surtout que dans toute situation sociale, toute petite société dans laquelle on a un rôle, il s’agit d’être fécond, de prodiguer, juste de quoi aller contre cet insupportable conseil omni présent dans les circonstances de la vie : « profite ! »

Ces petites vertus constituent finalement, en ces temps de confinement, de repli sur soi et de distanciel, le plus pertinent des cours de management. Elles tranchent avec les imprécations de ceux qui disent aux autres comment faire, du haut de leur piédestal médiatique pour simplement s’entraîner à l’effort soi-même. Mais ce n’est sans doute pas la recette d’un best-seller !


[1] Ossola, C. Les vertus communes. Les Belles Lettres, 2020.

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