Il fut une époque où les monarques avaient la sagesse de s’entourer de fous du roi. Leur liberté de parole en faisait en réalité des garde-fous capables d’exprimer des vérités inconfortables et d’aiguillonner le roi sur sa manière d’exercer le pouvoir. Y-a-t-il des garde-fous d’aujourd’hui pour les dirigeants d’entreprise ?

Le pouvoir qui isole

Accéder à une fonction dirigeante est souvent considéré comme une forme de récompense, de réalisation professionnelle valorisante. Mais c’est aussi une situation qui, très fréquemment, créé une distance entre celui ou celle qui se hisse à la tête de l’entreprise et ses équipes. Une étude menée par BPI France en 2016 (1) révèle que 50% des dirigeants répondants expriment un sentiment d’isolement et les trois quarts affirment qu’ils aimeraient être mieux entourés.

Ce sentiment de solitude a différentes explications : poids des responsabilités que finalement peu de gens souhaitent partager, image (fantasmée ou non) que se font les collaborateurs du dirigeant dans sa tour d’ivoire, dirigeant manquant de leadership naturel et exerçant son autorité de façon maladroite, complexité de l’environnement économique …

Si cet isolement est inconfortable pour celui qui le ressent, il a également des conséquences dans la manière dont le pouvoir est exercé. Un CEO qui se sent mal accompagné agira et prendra ses décisions seul. Il manquera donc des remontées d’informations essentielles à sa prise de décision, il génèrera un ressenti de défiance de la part des équipes, il négligera de se faire challenger pour progresser dans son mode de fonctionnement.

Quand le syndrome d’Hubris s’en mêle…

Quand les décisions deviennent irrationnelles, que le dirigeant ne supporte plus la contradiction, qu’il est obsédé par sa propre image, devient arrogant, l’ego a pris le dessus d’une manière telle que l’on décrit ce phénomène sous l’appellation de syndrome d’Hubris.

Ce concept, inspiré par la philosophie grecque (dans des contextes où le succès monte à la tête du héros) a été étudié par le chercheur Ian H. Robertson qui a identifié que le pouvoir absolu inonde le cerveau de dopamine, créé une addiction et provoque un excès de confiance en soi qui empêche de s'évaluer à sa juste valeur.

Cette démesure a pour effet positif ( ?) que le dirigeant concerné ne souffre plus du sentiment de solitude ! Mais il est pour autant encore plus détaché des réalités du terrain, n’envisage aucune autre position que la sienne et réduit son CODIR ou son COMEX au rôle de simple chambre d’enregistrement.

Les conséquences d’un exercice du pouvoir qui dérape

Un CEO qui ne marque pas de signes de confiance ni de reconnaissance, qui commet des erreurs stratégiques et prend des décisions à l’emporte-pièce sera considéré comme illégitime par ses équipes, voire par les partenaires de l’entreprise ou les membres du conseil d’administration.

L’image de l’entreprise, ses performances économiques vont également pâtir des effets d’un exercice du pouvoir trop solitaire ou égotique. Dans ce contexte, le turn-over a de fortes chances d’augmenter, et les recrutements peuvent être complexifiés par une marque employeur dégradée.

A terme, ce dirigeant se met donc également en risque de perdre la confiance de ceux à qui il doit son poste. Il met surtout l’entreprise en danger.

Quels aiguillons pour aider le dirigeant ?

La fiche de poste « fou du roi » reste à inventer ! Mais différents intervenants de l’entourage du dirigeant peuvent l’aider à exercer le pouvoir plus sereinement et plus pertinemment :

- Le conseil d’administration : il nomme le dirigeant de l’entreprise, qui lui rend compte. Il est essentiel que le conseil joue bien son rôle en challengeant le CEO sur la manière dont il a établi ses propositions stratégiques, les données qu’il a prises en compte, les vérifications qu’il a effectuées, les points d’éthique, etc... De la sorte, un partenariat efficace et coopératif peut se mettre en place entre les deux instances de décision de l’entreprise.

- Le COMEX et/ou le CODIR : ces deux instances peuvent être de solides partenaires du dirigeant dans la mesure où celui-ci joue le jeu. Ayant pour vocation de réfléchir collectivement aux enjeux et de prendre des décisions qualifiées, elles peuvent être un véritable terreau d’intelligence collective.

Il est conseillé que ces comités comportent une ou deux personnes « poil à gratter » ou « fou du roi » : des individus qui auront le courage de dire ce qui ne va pas et d’émettre des opinions allant à l’encontre de celle du dirigeant. L’aidant ainsi à reconsidérer ses positions et réévaluer son attitude. Se remettre en question, c’est chercher à progresser et faire preuve de courage. Deux points positifs pour l’image et la pertinence du dirigeant.

Mais pour cela, il faut que le CEO ait compris que cet entourage est un levier pour lui. Cela signifie qu’il a suffisamment réfléchi à la meilleure manière d’exercer le pouvoir. Et pour cela, il a parfois besoin d’un petit coup de pouce extérieur…

- Un coach pour réfléchir la fonction de dirigeant : on a souvent l’image du coach qui aide à travailler la confiance en soi, le leadership, ou l’efficacité professionnelle par du renforcement positif. En fait, le coach peut aussi être un véritable aiguillon. Il peut utiliser des techniques un peu « décapantes » ou l’humour pour aider le dirigeant à garder les pieds sur terre tout en visant des objectifs ambitieux, sains et réalistes.

Sans agir en conseil de son client, le coach peut se permettre d’assumer une fonction « fou du roi » en exprimant son étonnement, en partageant son expérience et son regard sur l’exercice du pouvoir, en aidant à prendre de la hauteur sur des sujets éthiques… Accompagnant la connaissance de soi, le coach permet d’éviter de tomber dans les pièges comportementaux liés à l’exercice du pouvoir ; et pour citer Blaise Pascal : « Car tous les emportements, toute la violence, et toute la vanité des Grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont. »

Conclusion :

Diriger une entreprise est lourd et complexe, valorisant et passionnant. Partager le pouvoir et se laisser aiguillonner peut alléger une partie de la mission et permettre d’être encore plus efficace. Et au final, peut-être que le meilleur moyen de diriger une entreprise est de se rappeler que l’on a été choisi pour exercer une responsabilité et non du pouvoir…_________________________________________________________________

  1. https://www.bpifrance-lelab.fr/Analyses-Reflexions/Les-Travaux-du-Lab/Vaincre-les-solitudes-du-dirigeant
  2. The Winner Effet, The Neuroscience of Success and Failure", Ian H. Robertson

Tags: Dirigeant Pouvoir Décision