C’est la question que beaucoup se sont posée durant cette crise en voyant se révéler des personnalités autour d’eux, avec des initiatives discrètes mais héroïques pour servir, soigner, prendre des risques pour faire leur travail alors qu’ils disposaient de tous les moyens juridiques pour ne pas le faire.

C’est la question que se posent les citoyens devant l’engagement des élus qui prennent des responsabilités pour la chose publique, sans compter leur temps et sans espoir de gratitude. Tout comme ces membres d’associations sans lesquels la société serait un enfer.

Dans les entreprises et le monde du travail, on ne cesse d’être surpris par la générosité, la bienfaisance et le dévouement pour autant qu’on prenne le temps de sillonner le terrain. Aller au-delà du prescrit pour rendre un service et satisfaire le client, se mettre en quatre pour résoudre un problème, tout cela est une constante dans la vie du travail, comme le révèle encore une étude récente[1]. Dans les principaux services publics de transport ou d’énergie, on connaît la capacité de dépassement des salariés pour faire face à une catastrophe et maintenir le service public.

Dans ma thèse de doctorat, effectivement ancienne, je m’intéressais à l’absentéisme à partir d’un étonnement fondateur : étant donné le nombre de possibilités de s’absenter tout en étant payé, comment se faisait-il que 95% des salariés décidaient cependant chaque matin venir travailler…

Naïveté que tout cela. Les cyniques ont tôt fait de nous ramener au « réalisme », à la réalité de ce que serait le monde du travail, c’est-à-dire aux entourloupes juridiques, abus de pouvoir, risques psychosociaux, effets d’aubaine, mépris des personnes, fainéantise, cupidité, sabotage, luddysme, inhumanité des conditions de travail, loi de la jungle, violence. Il est vrai que les avocats d’une nature humaine maligne ont un dossier sérieux mais comment et pourquoi peuvent-ils avoir la main, c’est-à-dire véhiculer et entretenir cette seule vision mauvaise, largement partagée et médiatisée, comme le suggère Bregman[2] ?

La première cause est évidemment la place des médias qui ont besoin de séduire et d’attirer le client et comme les trains à l’heure intéressent peu, ils ont naturellement tendance à dévoiler, révéler turpitudes et perversions qui intéressent toujours plus.

On pourrait imaginer aussi l’importance des idéologies ; certaines ont encapsulé ce qu’était le mal et le bien ; le premier serait du côté de la domination et le second du côté des dominés et comme les seconds seraient plus nombreux, le tour est joué. Mais plus sérieusement, les grandes idéologies de ces derniers siècles et leurs dizaines de millions de morts ont montré que les plus belles intentions affirmées (et toujours séduisantes d’ailleurs), pouvaient provoquer le pire : ce devrait être de nature à vacciner les plus anciens ou les connaisseurs de l’histoire, contre ces idées toutes faites sur ce que devrait être le monde. Mais tout cela peut convaincre que la société, l’entreprise, les personnes ne sont que malfaisants et malveillants.

Ceci dit, on n’a pas fini de s’étonner et de se lamenter sur la malignité des choses humaines, il suffit de lire régulièrement les faits divers. On est même obligé de reconnaître que les fautes sont des marqueurs. Dans la vie publique (et les réseaux sociaux à la mémoire tenace), une faute même réparée, est indélébile ; dans nos relations personnelles aussi un mot maladroit, une inattention, une trahison passagère viennent souvent rayer d’un trait des années de confiance et de relation positive, sans espoir d’oubli.

Bregman s’étonne du fait que notre vision du monde soit trop « hémiplégique », avec une seule vision, mauvaise, de la nature humaine. Pour lui, la vie des institutions et des sociétés, c’est essentiellement des actes de relation, de bienveillance et de générosité, le plus souvent discrets et anodins, mais on ne les voit pas, on ne les médiatise pas ; ils seraient les plus nombreux mais moins spectaculaires que les faits divers.

L’auteur va plus loin que le constat statistique. Il s’amuse à reprendre les célèbres expériences de la psychologie sociale du vingtième siècle qui ont pu donner une base scientifique à cette vision uniformément maligne. Il revient sur l’expérience de Zimbardo à Stanford qui tendait à montrer que des personnes auxquelles sont attribués aléatoirement des rôles de prisonnier ou de gardien de prison, en épousent toutes les facettes jusqu’aux plus cruelles ; en retravaillant les notes liées à l’expérience dans les archives, il découvre que les « gardiens » avaient été briefés sur la conduite à tenir…

Il revisite l’expérience de Milgram, toujours à partir des notes de l’expérience, en montrant que les naïfs de l’expérience avaient plus tendance à arrêter l’expérience quand on leur donnait l’ordre de le faire que quand on leur expliquait la nécessité d’aider le développement de la science, ce qui permet de nuancer légèrement l’interprétation des résultats. Non seulement il prend des exemples d’entreprises ou d’institutions où la politique ne semble pas guidée par un inexorable machiavélisme mais, plus encore, il relate des épisodes trop souvent négligés de fraternisation entre soldats ennemis lors des conflits.

Bregman va même jusqu’à reprendre le roman célèbre de Golding, « Lord of the Flies » en rappelant que ce n’est jamais qu’un roman ; en effet, il retrouve dans les faits divers un épisode très voisin qui s’est déroulé aux Iles Tonga au milieu des années 60 et où un groupe de jeunes a survécu quinze mois grâce à des attitudes de coopération, de soin et d’attention aux autres à l’exact opposé des produits de l’imagination de Golding. En revenant sur l’idée de la banalité du mal dans le cas d’Eichmann et sur les explications du déclin de l’Ile de Pâques à l’aide des découvertes les plus récentes, Bregman ne nie pas le mal mais montre qu’il ne peut être accepté comme l’hypothèse unique ou majoritaire sur le sens des comportements humains.

N’en va-t-il pas de même dans le monde du travail ? Peut-on se satisfaire de cette approche du travail, de l’entreprise ou du management toujours négative, celle des dénonciateurs, des contempteurs, des donneurs de leçons de vertu pour réparer le réel toujours mauvais et qui semblent les seuls à avoir droit de cité ou de parole médiatique ? Doit-on forcément écarter le fait que le travail est possiblement un lieu d’épanouissement personnel ? Doit-on oublier que le travail est aussi, dans la société actuelle, la seule possibilité offerte à beaucoup de développer des relations qu’ils ne trouvent plus ailleurs, dans des villages, des familles ou autres communautés ? Doit-on négliger le fait que le management est souvent le moyen de permettre à d’autres de se développer ? Pour autant qu’on fasse l’effort d’observer le travail sur le terrain et pas seulement d’écouter ce que d’autres en disent, on doit constater que le monde du travail est moins sombre qu’on ne le dit même si les « livres noirs » se vendent mieux en librairie. Au point même où on pourrait se demander comment il se fait que le bien existe…

Force est pourtant de constater, quand on gère des ressources humaines ou quand on manage des équipes, que tout n’est pas rose ; les comportements ne sont pas toujours très vertueux et bons. Et la contestation d’une vision uniquement négative de la nature humaine ne doit pas pécher par excès inverse. On entend déjà les critiques aux idées trop optimistes de Bregman. Il répond que plusieurs facteurs expliquent la transformation de cette disposition au bien dans les pires errements. Bregman en note au moins trois auxquels on peut se référer pour aborder la question managériale.

Le premier tient paradoxalement à l’empathie. Bregman s’interroge sur le fait que dans des groupes de terroristes, de révolutionnaires, ou dans les plus terribles dictatures, les personnes sont capables des pires atrocités contre leurs congénères ; il s’interroge aussi sur les raisons pour lesquelles des soldats continuent de combattre alors que leur armée est de toute évidence proche d’une défaite. Selon lui, ce ne sont pas tellement les idéologies ou les valeurs qui guident leur action mais plutôt la très grande camaraderie au sein de ces groupes. En fait, on est prêt au pire pour autant que ces actions participent à une bonne vie de groupe, à l’amitié et à la camaraderie. Un ouvrage récent[3] explore d’ailleurs en détail l’importance de ce thème de l’amitié, exploré par les auteurs littéraires, plus souvent que par les psychologues sociaux. Souvent les humains vivent le syndrome du « eux et du « nous », la séparation entre nous et les autres, le renforcement de la proximité à la mesure de la confrontation aux étrangers. Le meilleur moyen de vivre la proximité, la bienveillance, la générosité, le sacrifice pour les siens se ferait au prix des pires méfaits sur les autres. Les familiers de la culture organisationnelle savent qu’il n’est rien de tel pour renforcer la cohésion que de se trouver un ennemi ou un concurrent.

Le deuxième tiendrait au pouvoir corrupteur ; l’auteur fait état d’études montrant combien les détenteurs du pouvoir modifient leur attitude aux autres ; ils auraient plus de difficulté à montrer de l’empathie, ils auraient plus de mépris des autres, ils considéreraient toujours les autres plus mauvais qu’ils ne sont.

Le troisième facteur, pour Bregman, relève de nos références philosophiques ; elles nous ont tellement habitués au principe des vices humains et de la malignité des personnes que cela en devient une prophétie auto-réalisatrice. Plus on considère que les personnes, les ouvriers, les managers sont mauvais plus on les traite en fonction de ce principe et plus ils deviennent tels qu’on les craint, dans une sorte d’effet Pygmalion à l’envers. C’est donc bien une question de représentation. Les comportements diffèrent fortement selon que l’on prenne a priori les personnes comme mauvaises ou bonnes.

Que faut-il en retenir sur un plan managérial ? Une interrogation évidemment sur nos modes de représentation, souvent très hémiplégiques comme aurait dit Raymond Aron. Mais plus concrètement, le management dispose d’un moyen efficace pour compenser ou relativiser ces représentations mauvaises et malfaisantes. Il s’agit de multiplier les contacts. En intensifiant les relations aux autres, on évite les a priori, on construit des relations sur la base d’une expérience personnelle plutôt que sur des mythes inventés pour se représenter ceux que l’on ne rencontre jamais.

Le contact, c’est une discipline pour chacun, pour les managers qui ne rencontrent plus leurs collaborateurs, pour les séduits du télétravail qui se leurrent sur son efficacité, sur les organisateurs d’espaces de travail qui ne pensent qu’optimisation. Le contact pourrait devenir un mot d’ordre épistémologique pour les enseignants, observateurs, donneurs de leçons et experts du lendemain qui parlent du monde du travail comme s’ils l’avaient rencontré. Le contact, ce pourrait même être une politique d’entreprise consistant à faire de ce lieu une de ces communautés de base où devient possible l’apprentissage de la relation aux autres.


[1] Enquête réalisée par la Chaire Sens et Travail de l’ICAM.

[2] Bregman, R. Human Kind – A hopeful History. Bloomsbury Publishing, 2019.

[3] Denworth, L. Friendship. Bloomsbury Sigma, 2020.

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