Les observateurs des organisations accepteraient sans doute l’idée que le mot qui résume le mieux quelques décennies d’évolution de ces organisations, est celui de complexification. Les organisations anciennes sont simples, elles opèrent selon une dimension, la verticalité, celle de la hiérarchie quand chacun sait à qui il peut demander d’aller lui chercher un café alors que l’inverse n’est pas vrai. Aujourd’hui, les organisations sont toujours verticales mais on y a rajouté de la transversalité, de la matrice ici et là, comme des boules de gui sur un arbre-organigramme ; les organisations étaient permanentes, elles deviennent temporaires ici ou là, elles étaient physiquement concentrées, elles sont devenues partiellement virtuelles ou distanciées.

Les organisations ne sont pas seules à s’être complexifiées, c’est-à-dire à devoir imbriquer tellement d’éléments et de logiques qu’elles deviennent illisibles, incompréhensibles et ingérables. Le monde et les sociétés actuelles témoignent de cette complexité, de cette combinaison de logiques diverses qui peinent à cohabiter. Quand la novation subite d’un virus s’invite en plus, la complexité du monde s’impose, au moins aux plus humbles des observateurs, ceux qui reconnaissent ne pas tout savoir et comprendre. Sans même sombrer dans ces considérations géopolitiques, écologiques ou pandémiques, chacun peut constater que les humains aussi sont complexes, imprévisibles, surprenants, souvent incompréhensibles et quant aux relations qu’ils entretiennent avec leurs congénères, demandez aux magistrats, aux pompiers ou aux conseillers conjugaux, ils ne démentiront pas.

Face à cette complexité apparaissent deux attitudes, l’une et l’autre sujettes à question. La première relève de l’indifférence, elle concerne tous ceux qui ne se sont même pas aperçus de la complexité. Pour eux le monde est simple, il y a les bons et les méchants, ils repèrent les complots et, si on écoutait leur bon sens, on n’en serait pas là. Politiciens, économistes, médecins, virologues ou penseurs de fraîche date, ils vous assomment de leurs vérités indiscutables, ignorantes et changeantes.

Mais il y a aussi tous ceux qui constatent la complexité et veulent la combattre en réclamant la nécessaire simplification. Ils en soulignent les conséquences négatives : on ne comprend rien, on ne sait plus où on habite comme on dit familièrement. Dans les organisations on ne voit précisément le périmètre et les limites de sa zone d’autorité et de responsabilité, on ne sait où exactement commence et se termine son activité. Ceux-là sont partisans du changement et de l’instauration du monde nouveau et, dans le domaine du management comme ailleurs, la notion du changement est fortement valorisée : les partisans de la simplification sont nombreux. Les politiciens se font élire avec l’idée de tout simplifier et même dans les organisations certains s’évertuent à simplifier comme si la complexification avait été une erreur, voire une faute.

La complexité est surtout une réalité. La simple observation, au fil de l’histoire ou dans les recoins de nos expériences personnelles, suffirait à nous en convaincre. Regardez vos proches ou les communautés de proximité auxquelles vous participez et que vous ne vous contentez pas d’observer de loin à travers le prisme d’experts proclamés. Mais c’est encore plus vrai dans le monde du business. On s’habitue à la rapidité de la construction de bâtiments et d’ouvrages d’art mais quelle complexité d’organisation il faut mettre en oeuvre pour aller si vite ; les constructeurs d’automobiles ont de moins en moins de temps pour lancer de nouveaux modèles mais ils doivent alors organiser le travail simultané de nombreux métiers aux pratiques divergentes : les organisations de travail à mettre en œuvre pour honorer cet enjeu sont forcément complexes puisqu’elles imbriquent simultanément différentes logiques de métier. Et que dire aujourd’hui du lancement d’un nouveau produit quand s’invitent au même moment de nombreuses problématiques réglementaires, technologiques, contractuelles, écologiques, sociales, éthiques, etc. ?

Evidemment cette complexité a des effets difficiles à gérer, peu agréables, perturbants. Les personnes doivent en permanence composer avec tellement de logiques que s’y noie la clarté de leur projet initial, voire la force de leur motivation ; les limites de son travail, de ses responsabilités et de ses objectifs sont moins claires et se développe alors le sentiment de moins maîtriser son activité et son rôle même si les évaluations, les promotions et augmentations demeurent individuelles.

Au-delà de ces symptômes, se joue dans cette complexité quelque chose de très important pour la personne qui a un fort besoin d’ordre, c’est-à-dire de comprendre l’environnement dans lequel elle se situe. Cette perception de désordre ne fait que se renforcer quand l’imbrication de toutes ces préoccupations et logiques génère des obligations et tâches perçues par l’opérateur comme inutiles ou, du moins, difficiles à mettre en regard d’un projet global d’entreprise.

Mais si c’est complexe, faut-il pour autant vouloir simplifier, comme si c’était la solution … simple ? La tentation est grande de raisonner ainsi. Les hommes (et les femmes) politiques ne s’en privent pas en promettant sur les estrades de tout simplifier, l’administration, la santé, la retraite, le travail et la météo ; ils ne s’en privent pas plus en confortant les citoyens dans une vision simpliste du fonctionnement de la société, du monde ou des changements de l’univers. Le bon sens (apparent) fait florès, comme les raisonnements simples à partir de quelques cas particuliers très émotionnants. Les magazines sont également remplis de conseils simples pour changer tout simplement d’existence, maigrir en trois clics, transformer ses relations aux autres, devenir heureux et mourir … tout simplement … Les spécialistes de l’organisation et du management ne sont donc pas seuls sur le marché de la simplification, en transformant les organisations, généralisant le numérique ou formant de nouveaux leaders.

La question de la simplification se pose vraiment parce que les succès ne sont pas toujours au rendez-vous. Toute velléité de changer le code du travail fait prendre à ce bel ouvrage dix pour cent de pages supplémentaires ; on institue les 35 heures et c’est le casse-tête de les appliquer dans la diversité des situations d’entreprises ; on part de l’idée généreuse de pénibilité pour s’échouer sur la nécessité de la rendre générale et il faut plusieurs commissions d’experts pour commencer de voir sortir les premiers décrets d’application de la loi « courageusement » votée par quelques députés ; et que dire de la retraite dont l’idée simple de départ s’était déjà traduite, au moment de l’interruption du projet, par tellement d’ajustements aux situations particulières que l’on s’acheminait lentement vers un système encore plus opaque que le précédent.

Dans les entreprises, combien de nobles objectifs de simplification grâce à de merveilleux outils se sont traduites in fine par une nouvelle bureaucratie confuse à laquelle personne ne comprend plus rien, à des dispositifs tellement sophistiqués qu’on en perd le sens des choses ? Pourra-t-on soutenir que la généralisation de la sous-traitance de l’administration des achats dans une entreprise, se traduit par plus de valeur dans les relations avec les fournisseurs ? Pourra-t-on réellement argumenter que la dématérialisation simplificatrice de toute l’administration du personnel a permis au capital humain (comme il faut à nouveau dire aujourd’hui), de fructifier ?

Alors, faut-il se laisser envahir par cette complexification sans rien faire, malgré toutes ses conséquences négatives dans le rapport de beaucoup avec leur travail, par exemple ? Evidemment non, mais la solution n’est sans doute pas de vouloir simplifier à tout prix. Comme le montrait déjà Luttwak[1], à trop vouloir se concentrer sur un objectif, on atteint souvent le contraire de ce qui était recherché.

Le problème n’est donc pas la complexité mais la capacité à vivre avec, à en compenser, éliminer ou dépasser les effets néfastes. On peut au moins donner trois pistes.

La première c’est de ne pas rejeter la simplification en tant que telle mais le problème est de savoir où, comment et par qui la pratiquer. La bonne simplification, c’est celle que découvrent les opérateurs eux-mêmes, quand ils prennent l’initiative de revoir leur propre mode d’organisation du travail. Dans un magasin, un entrepôt ou un atelier, il est toujours possible de limiter les gestes inutiles ou fatigants, de revoir les aménagements de manière à remettre l’activité au centre en éliminant ce qui ne lui est pas directement utile. Mais c’est une simplification venant du terrain, du cœur même des activités, par les opérateurs eux-mêmes.

La deuxième piste est celle de l’engagement. Les projets ne réussissent pas parce que les logiciels de gestion de projet étaient adaptés, mais parce que, tout simplement, les membres de l’équipe étaient suffisamment engagés pour le faire bien fonctionner. La clé de la complexité c’est l’engagement de chacun ; l’engagement est la seule ressource disponible pour faire fonctionner des organisations complexes. Si on observe les entreprises dites libérées - et même si certaines revendiquent le souci de la simplification - c’est surtout parce que les personnes étaient engagées dans un projet collectif qu’elles ont réussi à simplifier efficacement ou réussi à assumer la complexité : il ne faut pas simplifier pour avoir de l’engagement mais disposer d’engagement pour se permettre de simplifier. Plus les personnes sont engagées dans un projet collectif, plus elles savent regarder au-dessus du guidon de la complexité pour « faire avec » de manière efficace.

La troisième piste c’est de travailler en permanence à la qualité des relations entre personnes, équipes, unités, projets. La qualité des relations entre les personnes permet de dépasser ou d’assumer la complexité quand elle pallie, complète, donne de l’esprit à la lettre des règles et des procédures. Quand ces relations n’existent pas, on en reste à l’aride objectivité de la règle, du droit ou de la procédure. Même s’il est de bon ton de s’esbaudir devant l’efficacité du télétravail, c’est de toutes ces relations informelles qu’il risque de nous priver, celles qui permettent justement de dépasser la complexité que nous croyons à tort disparue quand s’impose l’urgence de la crise.


[1] Luttwak, EN Le paradoxe de la stratégie. Odile Jacob, 1989

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