La tension entre les exigences économiques et les contraintes sanitaires que soulève l’épidémie de covid-19 est le paradoxe dont on parle le plus aujourd’hui, mais bien d’autres paradoxes parcourent la vie des organisations. Par exemple, on communique sur la qualité et le professionnalisme, alors que le seul critère de décision demeure la logique du chiffre et la rentabilité financière à court terme. On met en évidence le travail en équipe et le sens du relationnel, tout en maintenant la compétition et l’évaluation individuelle des performances. On sollicite l’engagement, tout en suggérant que les collaborateurs critiques ne sont pas obligés de rester. Contradictoires à première vue, les paradoxes peuvent ne plus l’être, à la condition de savoir les identifier et les accepter.
Un paradoxe n’est pas un dilemme
Le paradoxe est une tension entre des éléments contradictoires mais interreliés. Il est parfois confondu avec le dilemme qui est un choix entre deux alternatives. Or, dans une situation paradoxale, faire fi d’un des deux pôles de la tension occasionne inévitablement des déséquilibres insoutenables à terme. La pression du pôle sacrifié, loin de disparaître, va s'accroître. Lorsque le paradoxe met en scène une logique économique versus une logique sanitaire, sociale ou environnementale, choisir l’une des deux orientations, c’est tomber soit dans le piège du « barbarisme » (choix de l’économique), soit dans celui de l’« angélisme » (choix de l’éthique), pour reprendre les termes d’André Comte-Sponville (1).
Pour illustrer le barbarisme, on peut évoquer l’activité des téléopérateurs au cœur d’évidentes injonctions paradoxales : ils doivent être accueillants et répondre aux attentes spécifiques des clients, tout en étant rapides, en se soumettant à un script langagier et en évitant les solutions coûteuses. On tombe dans le barbarisme lorsque les critères formels d’évaluation portent uniquement sur le nombre d’appels à l’heure, les temps moyens de communication, le respect des scripts langagiers, alors que ces critères ne rendent pas compte des compétences relationnelles mobilisées qui supposent l’empathie et l’aisance verbale.
Pour illustrer l’angélisme, on peut citer le cas de certaines entreprises publiques dont le personnel à temps partiel ne travaille pas le mercredi, au grand dam des chefs d’équipe qui se plaignent régulièrement du manque d’effectif ce jour-là. D’un côté, la conciliation vie professionnelle - vie personnelle, de l’autre, la qualité du service tous les jours de la semaine.
Bien que situés aux deux extrêmes, barbarisme et angélisme ont en commun la difficulté à combiner des orientations a priori contradictoires.
Accueillir le paradoxe
Pour combiner des orientations apparemment contradictoires, il n’y a qu’une solution possible : reconsidérer la finalité supérieure du travail, c’est-à-dire la contribution sociétale (ou le bien commun) dont on peut espérer qu’elle inspire la raison d’être de l’entreprise. C’est en s’intéressant à la façon dont le travail est parfois concrètement accompli afin d’atteindre ces objectifs supérieurs que les tensions peuvent être surmontées.
Pour reprendre les exemples précités, il est à parier que les téléopérateurs peuvent plus aisément atteindre les objectifs supérieurs de leur mission (résoudre les difficultés, donner des informations pratiques, permettre à l’interlocuteur d’être réconforté dans la durée) si le développement des qualités relationnelles et humaines est valorisé et favorisé. De même, dans les entreprises dans lesquelles de nombreux salariés ne travaillent pas le mercredi, il se peut qu’en rappelant la finalité ultime de leur activité (assurer une continuité du service, être attentif aux messages des partenaires, répondre aux besoins des usagers dans les meilleurs délais), les directions permettent à chacun de donner du sens à son travail et de se réaliser personnellement dans sa vie professionnelle. On ne peut ainsi que faire l’éloge de la pensée paradoxale qui consiste à accepter et à transcender le paradoxe en portant une attention à la finalité ultime du travail, c’est-à-dire à la façon dont on peut bien faire son travail afin de participer à un bien supérieur.
Que signifie bien faire son travail ? C’est une question tout à fait centrale qui relève de la responsabilité de la ligne managériale mais également de la fonction RH. On a plus que jamais besoin de managers et de DRH capables de réfléchir sur les critères du travail bien fait et de mette en commun les pratiques de travail, parfois déviantes, qui poursuivent une finalité transcendantale.
Inutile de chercher un bouc-émissaire. Le paradoxe est bien souvent normal, lié à la multitude des enjeux économiques, sociaux, environnementaux et sanitaires. En acceptant les nombreux paradoxes surgissant dans la vie des organisations, les managers comme les DRH peuvent démultiplier les occasions d’échanges sur les tensions du travail. Dans la situation actuelle, ils peuvent tenter de mettre en place toutes les conditions permettant de se recentrer sur les activités répondant le mieux aux besoins sociétaux, et ce dans le respect des consignes sanitaires.
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(1) André Comte-Sponville (2009), Le capitalisme est-il moral ? Editions Albin Michel.
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