« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme*»

Comme les réseaux énergétiques qui se sont développés au siècle dernier sur un modèle centralisé autour de puissantes centrales de production, les entreprises, qu’elles soient publiques et privées, ont souvent organisé leurs compétences sur ce même modèle « descendant » qui veut que les organes centraux imposent leurs orientations et leurs règles de fonctionnement à des individus conditionnés par des paramètres qui les dépassent. Ce parallèle que nous osons entre ces deux domaines bien différents veut démontrer que d’autres voies sont possibles dans la gestion de notre énergie ou de nos talents. Par exemple, une approche décentralisée associant des variétés de générateurs connectés à un réseau de grande ampleur, peut faire intervenir de nombreux acteurs, de taille différente, sans lien hiérarchique. Le principe est de reconnaître à chaque partenaire la capacité et la puissance d’agir au sein d’un réseau ; à la fois générateur et récepteur, producteur et consommateur, chaque individu devient un acteur à part entière. Chaque homme se comporte comme un générateur de compétences car, associé à d’autres (collègues, partenaires, …), il se conduit comme un « dispositif cognitif » susceptible de produire des actions efficaces à partir d'une autre forme d'énergie. En effet, en exerçant des compétences et afin de produire de la valeur, une personne mobilise des ressources, de l’énergie pour agir en situation en s’appuyant sur des référentiels disponibles (guide, mentor, tuteur…).

Le manifeste et le latent : par la compétence se manifeste le talent

« Il n’y a pas de compétence, il n’y a que des preuves de compétence »

Le potentiel correspond à l’envie, à l'énergie que possède une personne : la compétence et le potentiel sont directement liés. Le point de vue qu’offre la situation professionnelle qu’occupe un individu à un moment donné permet de se faire une idée de son profil, une représentation. En outre, le travail est porteur de potentialités pour lui ; il permet à ce dernier d’emprunter soit un chemin conventionnel, de suivre « sa pente », son inclinaison naturelle, soit son vécu l’incite à suivre des voies insolites, à sortir des « sentiers battus ». L’individu s’auto-évalue, pose un diagnostic de ses compétences à partir de sa réalité, de son métier, de sa situation actuelle ; ce questionnement, empreint de sentiments, porté par ses croyances et par son expérience subjective, permet d’identifier ses préférences, de comprendre ses intérêts : quels sont ses atouts, les compétences qu’il exerce aisément ? Comment s’articulent ses talents en situation de travail ? Il reporte souvent son attention sur les opportunités professionnelles car il recherche l’aisance cognitive ; nous mettons spontanément de côté les informations qui nous sont défavorables pour retenir celles qui nous valorisent. Clément Rosset* a traité ce type de phénomène dans « le réel et son double » : « Cette scission est rendue possible par la propension, chez l’être humain, de la mise à l’écart du réel lorsque celui-ci se montre déplaisant. L’être humain manifeste une tolérance toute relative à l’égard du réel ». La différence de potentiel* entre ce que l’on sait faire et ce que l’on veut faire, entre ce que l’on pense être et ce que l’on veut être apparaît comme une source de tension, d’énergie qui agit sensiblement sur notre volonté et nos capacités d’action ; c’est ce déséquilibre entre la façon qu’a notre esprit de traiter l’information disponible et l’information dont nous ne disposons pas qui dirige notre action ; nos compétences sont conduites par un système cognitif sujet aux biais de toute sorte parce que notre perception est influencée par nos croyances.

Le générateur de compétences transforme l’énergie des hommes en capacité d’action

« Le paradoxe de la compétence : plus on est compétent, moins on est compétent »

L’effort vers la compétence mobilise une grande énergie ; des épreuves, des obstacles sont à surmonter parce que la compétence est une construction vivante, flexible et relative. En effet, l’individu apprend à partir d’acquis antérieurs qui interfèrent sans cesse. L’apprentissage des langues, par exemple, sera plus rapide chez des jeunes qui n’ont pas encore consolidé des repères linguistiques que chez les plus anciens qui ont stabilisé des formes de langage. De même, essayer de corriger sa conduite automobile après de longues années de pratique peut s’avérer compliqué. Comme l'écrivait John Maynard Keynes, « la difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d'échapper aux idées anciennes ». Parce qu’il est difficile d’effacer ou de modifier les compétences qui nous enveloppent lorsque nos capacités se développent : Cette affirmation met en lumière la place centrale de l’effort ; il n’y a pas de compétence sans rigueur, sans application, sans remise en question, la compétence n’existe que comme une modalité renouvelée de la connaissance. Dans l’effort, les individus développent leurs aptitudes, leurs savoirs, ils font des rencontres, multiplient les expériences. Une personne qui possède de nombreuses compétences augmente ses ressources et son potentiel d’action ; en conséquence elle élargit son champ d’incompétence, accroît donc son potentiel de développement : « Plus je joue une sonate fréquemment, plus je la travaille et moins je la comprends. Mais plus elle s’éloigne de moi, plus elle me rend heureux et plus j’ai envie de la jouer souvent. Le but est de se dire j’aimerais toujours revenir au commencement. » Cette formule empruntée au pianiste russe Igor Levit* signifie que les compétences sont relatives, elles n’apparaissent et ne sont observables qu’en situation ; il faut admettre qu’elles nous échappent souvent mais qu’elles sont inépuisables.

Le générateur de compétences ne peut se passer de moteur pour agir

« Le talent c’est l’envie » Jacques Brel

Toute connaissance repose sur l’expérience sensible car notre conscience accueille nos expériences ; et la manière dont nous modélisons celles-ci est unique. Le premier mouvement d’une personne est la rechercher du plaisir, la satisfaction primaire ; il faut que les impressions soient vives pour que l’esprit vive car les passions fonctionnent comme des impulsions qui passent par le filtre du désir avant d’accéder au moteur de nos actions. La connaissance est un théâtre pour faire vivre les sentiments, les impressions, les croyances, les mythes qui ne cessent d’évoluer. Par exemple, les compétences d’encadrement ont changé au cours de l’histoire des organisations en fonction des idéologies et des besoins des gens ; après une conception « militaire » du commandement, l’école des relations humaines a valorisé la qualité des communications comme source d’efficacité avant que le management par objectif prenne le relais et glorifie des encadrants dirigeant dans l’unique souci de performance. Aujourd’hui, le management par les compétences apparaît comme une nouvelle étape plus en phase avec « la société de la connaissance » dans laquelle nous entrons. Selon les moteurs qui nous portent, notre style de management sera inspiré plutôt par telle vision de l’encadrement.

Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des perceptions de la réalité ; le cerveau élabore des hypothèses qui sont utilisées pour filtrer notre perception et guider nos actions : on ne peut donc analyser les compétences sans les contextualiser. Cette mise en perspective vise à revoir et à modifier la situation actuelle en tenant compte des évolutions de l’environnement ; fruit d’un dialogue entre le « souhaitable » et la réalité perçue par les personnes, la compétence actualise les différentes représentations des acteurs. Les biais cognitifs sont « naturels » et se déploient en même temps que les compétences se développent ; ils agissent comme des virus qui circulent naturellement en même temps que les hommes vivent et travaillent. On ne peut supprimer les virus de nos vies pas plus que l’on ne peut supprimer les inférences, car nos cartes mentales sont des constructions humaines, donc subjectives et datées, donc évolutives.

Le générateur de compétences dépend de la qualité des connexions et de la distanciation

« De la co-errance à la cohérence »

Pour exercer une compétence, un professionnel doit agir avec un système cognitif sujet aux biais de son époque et de son environnement ; il ne peut donc être compétent seul, il doit interagir, rencontrer des gens, échanger, mais aussi « se déplacer » pour comprendre et accroître ses connaissances. Cette capacité de communiquer, de « mettre en commun », s’entend comme une possibilité de créer de la cohésion au sein d’un collectif de travail, de mutualiser les informations, vraies et fausses, en établissant des relations, en cherchant les modalités appropriées pour traiter ensemble et de façon cohérente toutes les situations et les problématiques. Mais il doit aussi régulièrement « se mettre à distance », avoir une attitude réflexive sur son travail, prendre du recul sur ses pratiques professionnelles, en trouvant la bonne distance par rapport au rôle attendu. La crise sanitaire que nous vivons est une opportunité pour mesurer l’importance et la complémentarité de ces deux principes essentiels à l’émergence de la compétence : la connexion et la distanciation. Il convient à la fois de rester « branchés » pour se tenir au courant, développer notre solidarité, préserver l’accès aux ressources indispensables à notre survie, tout en prenant garde de conserver une « distance sociale » afin de limiter la propagation du virus ; tout en prenant de la hauteur pour limiter les biais ; dans le seul but de conserver notre intégrité. En permanence branchés sur différents outils, médias, réseaux, et autres systèmes de communication, il faut prendre le temps de se mettre à l’écoute de nos réels besoins, de nos désirs : en bref, distinguer l’essentiel de l’accessoire.
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« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme*» : Principe de conservation de la matière – Lavoisier 1789

Clément Rosset* : « le réel et son double » Gallimard - Folio essai 1993

La différence de potentiel* est également appelée tension : pour qu'un courant électrique circule dans un circuit, il faut qu'il y ait une différence de potentiel entre les bornes du générateur de ce circuit.

Igor Levit*, né le 10 mars 1987 à Gorki, est un pianiste germano-russe

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