Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous mais dans mes contacts avec les entreprises, depuis quelques mois, il est beaucoup moins question de bonheur au travail, d’officier du bonheur ou de zénitude au travail, comme si le virus avait contaminé tout cela. La pertinence de ces notions n’est pas en cause mais, tout simplement, elles ne paraissent plus premières quand il s’agit maintenant de pérenniser son emploi, de s’ajuster aux conditions sanitaires et de construire un équilibre de vie dans un monde devenu soudain très incertain. Cela ne signifie pas non plus que les grands experts du management étaient dans l’erreur ou l’illusion, ils étaient seulement dans l’écume des choses managériales, ce domaine où l’on traque toujours la nouveauté, où beaucoup croient nouveau ce qu’ils découvrent enfin, où chacun rêve de trouver les solutions simples à des problèmes dont il ne supporte pas l’inhérente complexité.

Si le bonheur au travail n’est plus très à la mode il s’agit de comprendre pourquoi il l’a été, pourquoi il ne l’est plus et comment d’autres préoccupations vont nécessairement émerger.

Pourquoi le bonheur au travail ?

Dans « Le plaisir de Travailler »[1] l’idée était de constater le fait que certaines personnes prenaient du plaisir à travailler même si les discours dominants étaient toujours ceux du travail punition, souffrance ou pensum obligé ; l’idée était aussi de modestement s’interroger sur ces réalités multiples du travail dont celle, justement d’une attitude positive tant pour la personne que pour l’entreprise. Mais très vite, le bonheur au travail est devenu une sorte de prescription, un impératif selon lequel ce devrait une cause de la performance, un facteur d’efficacité : les entreprises-modèles du moment ne communiquaient-elles pas largement d’ailleurs[2] sur la qualité de vie, la satisfaction, le bonheur au travail de leurs employés. On renouait ainsi avec l’idée ancienne qui nous occupe depuis l’Ecole des Relations Humaines, selon laquelle la satisfaction au travail serait un universel facteur de performance. C’était déjà l’hypothèse implicite de l’amélioration des conditions de travail des années 70 et 80, de l’amélioration de la qualité de la vie au travail des années 90 et de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle des années 2000.

Cette hypothèse tenace correspond sans doute à une vision idéale du monde : les gens y seraient heureux et l’entreprise performante. L’idéal est louable et légitime mais on n’est pas obligé de le prendre comme réalité acquise. Pour les plus anciens, Fernand Raynaud[3] nous avait déjà parlé du cantonnier heureux, mais pas forcément performant. Le bonheur au travail, avec babyfoot et after du before, venait en quelque sorte ressusciter cette vieille idée de la satisfaction du travail que l’on veut efficace faute d’accepter qu’elle est simplement morale.

Il faut également reconnaître, dans le contexte français en particulier, que cette vision idéale du bonheur au travail venait à point sommé relayer le succès dévastateur de la vague du travail SSS (Stress, Souffrance, Suicide). La vague était forte et violente, elle s’imposait comme la seule grille de lecture possible du travail, à coup de constats définitifs de psychologues et de sociologues. Les dirigeants et responsables des ressources humaines leur ont prêté une oreille favorable, probablement par goût de l’auto-flagellation, mais la réaction est quand même venue avec l’idée du « bonheur au travail » ; non seulement les entreprises produisaient du bonheur mais mieux encore, c’est ce que souhaitaient les plus jeunes générations.

Il est sans doute une troisième raison à ne pas négliger. Ces dernières années, avant le virus, nous connaissions une situation de l’emploi favorable, au moins pour les personnes avec une qualification ; le marché du travail semblait ouvert, les perspectives nombreuses, celles de créer sa start-up, de snober les entreprises, de jouer le zapping professionnel. Cette période favorisait l’illusion de la toute-puissance, des opportunités à saisir, de la construction personnelle de son bonheur singulier. Les employeurs étaient bien obligés de suivre le mouvement puisqu’on n‘attrape pas les mouches avec du vinaigre…

Pourquoi il n’est plus

La première réponse, c’est que les modes changent et que le « médiatisme » managérial exige toujours de nouvelles notions ; le management, c’est un peu comme la bicyclette, si on arrête de trouver de nouvelles formules magiques, on tombe. Et les médias se lassent tout comme les observateurs et les experts du lendemain. Il faut donc nécessairement remettre en cause ce que l’on a mis en valeur la veille.

Mais il y a évidemment des raisons plus sérieuses et la covid19 aura sans doute accéléré le processus de mue, quand il s’agit de se débarrasser d’une peau pour en laisser apparaître une nouvelle. Au niveau sociétal, la préoccupation de bonheur et de bien-être correspondait à un certain état de la société. Une fois admis sans effort d’examen que la question du travail était résolue grâce au télétravail et aux primes covid de reconnaissance des héros, d’autres sujets viennent voler la préséance : il devient alors urgent de parler de santé, de sécurité, d’éducation pour ne citer que les plus urgents … et coûteux.

Pour les entreprises et les organisations il en va de même. Si la crise les touche chacune de manière très particulière, elles sont toutes, en revanche, dans une situation de réajustement stratégique. Sans même parler des secteurs directement touchés comme l’aéronautique, l’hôtellerie-restauration, le tourisme ou l’événementiel, chaque organisation sait bien que directement ou indirectement, les vagues épidémiques peuvent toucher leur activité et qu’elles doivent se préparer à des réorganisations, des licenciements voire des fermetures. L’enjeu est alors de faire face à l’urgence, d’ajuster la voilure. Compétences et cohésion deviennent les préoccupations premières, la compétence à s’ajuster rapidement, la cohésion des équipes qui doivent réapprendre à collaborer malgré la diversité des postures et réactions personnelles durant la crise.

Quant aux personnes, il ne serait pas impensable que le bonheur au travail ne soit plus, pour beaucoup, le sujet premier. Il y a tous ceux qui ont perdu leur travail, ceux qui craignent de le perdre, ceux qui se demandent si les révisions stratégiques indispensables de leurs employeurs n’entraineront pas leur disparition ; il y a ceux qui confusément comprennent que ces mois de crise n’ont pas vraiment mis en valeur la valeur que leur travail ajoute... Sans même parler de la difficulté non pas d’être heureux au travail mais à la maison, en travaillant tout en supportant sur un temps long sans perspective de sortie les difficiles conflits entre la vie professionnelle et la vie personnelle, quand il devient difficile de blâmer les collègues ou les hiérarchies pour les difficultés de vivre à la maison… Autant d’instantanés partiels, d’un monde du travail en train de se recomposer et où le bonheur au travail n’est sans doute plus la clé de lecture.

Et après ?

Dans un ouvrage récent, Gary Hamel et Michele Zanini[4] défendent l’idée que les organisations aujourd’hui doivent rompre avec la bureaucratie pour développer des institutions où les humains avec leurs richesses, leur potentiel d’innovation et de coopération sont au cœur de la performance collective. Les Français auront le plaisir de voir largement cités les cas de Vinci ou Michelin ; c’est bien la première fois que dans les ouvrages de management, des institutions françaises servent de modèle… L’intérêt premier du livre est sans doute sa valeur de signe quand un des professeurs et conseils les plus influents de ces dernières décennies publie un ouvrage pour remettre la personne au centre. Même si l’ouvrage reprend des thèses et des exemples que les spécialistes des sciences humaines développent depuis longtemps, il n’en va pas de même quand c’est un spécialiste de la stratégie (d’une discipline sérieuse), quand c’est un chantre de l’innovation, écouté depuis des décennies par tous les dirigeants. En effet l’important ce n’est pas ce qui se dit mais qui le dit. Or ces personnages influents ne développent pas tant l’idée du bonheur au travail que de la capacité des personnes à travailler ensemble, à s’organiser, à innover dans leurs modes de collaboration avec comme objectif premier la performance de l’organisation.

Toutefois, nous avons pu constater que ces entreprises-modèles (on a toujours eu besoin de modèles dans la discipline du management), pour celles que nous connaissons, ne brillent pas tant par l’innovation de leurs modes de management, de contrôle et de réalisation des objectifs que par le fort engagement de leurs collaborateurs. Ainsi certains veulent libérer les organisations pour développer l’engagement des personnes alors que c’est de beaucoup d’engagement dont on a besoin pour imaginer libérer les organisations. Si l’on partage avec Hamel et Zanini (Michele) la nécessité de contrer les méfaits de la bureaucratie, il paraît donc indispensable de travailler à renforcer l’engagement des personnes.

Sans doute une dernière piste doit-elle être aujourd’hui explorée et celle-ci concerne évidemment, en période de pandémie, de risques géopolitiques et de fractures profondes dans nos sociétés, la nécessité de lever le nez du guidon quand on aborde la question du travail. La préoccupation hédoniste est-elle la seule possible et pertinente ? La place du travail, la valeur qu’il est censé produire pour la société dans son ensemble - et pas seulement pour la personne et l’entreprise - ne devient-elle pas une question centrale ? La préoccupation du bien commun, au-delà de l’intérêt général de ceux qui sont à l’intérieur de l’entreprise, n’est-elle pas à considérer ?

Trois petites remarques de conclusion. La première c’est que les questions de bonheur au travail, dans le vocabulaire des années 2010, ou la satisfaction au travail pour une sémantique plus ancienne, sont de vraies questions mais elles ne sont plus premières. Deuxièmement, la question du travail est fondamentale mais le travail au fil du temps est - dans la vie des personnes - devenu second : je n’ai pas dit secondaire. Cela devrait nous conduire aujourd’hui à ne plus aborder la question au seul niveau des personnes au travail mais, plus largement, à celui des organisations et de la société dans son ensemble.


[1] Thévenet, M. Le Plaisir de Travailler. Eyrolles, 1999.

[2] Voir les classements réguliers des « Best Companies to Work for », magazine Fortune par exemple

[3] Humoriste de l’après-guerre (1926-1973)

[4] Hamel, G, Zanini, M. Humanocracy. Harvard Business Review Press, 2020.

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