La découverte de la frugalité[1]

Le moment historique que nous vivons est sans doute un temps durant lequel nous devons nous interroger sur nos modes de vie et il est intéressant de noter que les individus et les entreprises ont redécouvert que l’on pouvait faire au moins autant sinon plus avec moins c’est-à-dire de fonctionner en mode beaucoup plus frugal. Cette réhabilitation de la frugalité n’est pas nouvelle puisque nos amis Indiens en ont même fait un modèle original de développement de l’innovation[2].

Parler de frugalité en cette année 2020 prend tout son sens à l’aube d’une vague, que beaucoup décrivent comme un tsunami de l’emploi, qui devrait déferler dans les mois prochains. La plupart des entreprises n’ont aujourd’hui qu’un seul mot d’ordre à court terme : celui de la réduction des coûts dont l’un des leviers importants est malheureusement celui de la coupe dans les effectifs comme le montre le cas de Sodexo qui réduit de près de 10% de ses effectifs en France. Mais, avant de se résoudre à prendre une telle décision, qui pourrait être très préjudiciable à moyen long terme car des compétences dont on aura cruellement besoin en situation de reprise risquent de disparaître, il est nécessaire de revisiter nos modes de vie dans nos entreprises. Nous devons apprendre à fonctionner différemment avec moins de moyens, par exemple par la diminution des surfaces de bureaux devenus désormais inutiles avec le développement inéluctable du télétravail ou celle de la flotte des véhicules d’entreprise par un basculement vers des modes de plus de transport moins coûteux et surtout plus écologiques. Vivre en mode frugal ne signifie pas pour autant que l’entreprise et les individus se convertissent du jour en lendemain en ascètes, il s’agit simplement de réfléchir ensemble à une meilleure répartition et utilisation des moyens pour permettre de surmonter cette crise en minimisant notamment les coûts sociaux et, à plus long terme, de développer des comportements plus responsables vis-à-vis de son écosystème.

Pour les DRH, la frugalité n’est pas vraiment une nouveauté car souvent la fonction sociale ne dispose pas de tous les moyens, notamment informatiques, qui rendent la vie plus facile à leurs collègues du marketing ou de la finance. Ils/elles sont les mieux placé(e)s pour faire évoluer les mentalités individuelles et collectives en s’inspirant notamment de certains exemples comme celui du groupe SOS dont l’ADN a été, depuis sa création il y a plus de 35 ans, basé sur la frugalité[3]. Ce qui semble être la norme dans le monde des ESS (Entreprises Sociales et Solidaires) pourrait, sous l’impulsion de la Direction Générale et avec le soutien de la Fonction RH, devenir un mode de vie dans l’entreprise sous réserve bien évidemment que l’équipe dirigeante s’applique à elle-même les principes de la frugalité. Le fameux « walk the talk » anglo-saxon, ou la cohérence entre discours et actes, est un levier essentiel de transformation des mentalités car on ne peut pas demander aux équipes de réfléchir à des modes de fonctionnement plus frugaux sans démontrer par l’exemple qu’il est possible d’y arriver. Cette posture de frugalité peut devenir un moyen puissant d’attraction et de rétention de jeunes talents qui sont de plus en plus sensibles à la responsabilité des entreprises[4] pour réduire les gaspillages, faute de quoi ils/elles risquent de voter avec leurs pieds en quittant une entreprise qui pourtant aurait cruellement besoin d’eux/elles pour survivre et se développer.

Le développement d’une entreprise plus bienveillante

La crise sanitaire peut avoir un autre effet inattendu : celui du développement de la bienveillance dans l’entreprise. Les colloques et ouvrages abondent, en effet, depuis quelques années sur le thème de la bienveillance au travail dans la perspective du mouvement du « Care » (prendre soin) lancé en Amérique du Nord depuis plus de deux décennies[5]. Cette vision de l’environnement de travail est incontestablement teintée d’un si fort optimisme qu’elle fait dire à certains observateurs critiques que la bienveillance au travail ne représente qu’une nouvelle illustration de l’écart qui existe entre le discours managérial et la réalité vécue par les collaborateurs en soulignant que « c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins »[6].

Mais, au-delà des discours trop optimistes et incantatoires sur la bienveillance, force est de reconnaître que cette crise a démontré et démontre encore beaucoup de bienveillance entre les acteurs, DRH, managers et salariés. A l’inverse, il faut le reconnaître, certaines entreprises ont été montrées du doigt pour leur manque de bienveillance, comme l’exemple de la déclaration malheureuse du 13 mai 2020 de Paul Hudson DG de Sanofi annonçant que, en cas de découverte d’un vaccin contre la Coronavirus, celui-ci serait réservé en priorité aux Nord-Américains[7]. On est loin ici d’une attitude bienveillante et les commentaires très critiques se sont multiplié sur les réseaux sociaux.

On le voit bien, la bataille pour la bienveillance au travail n’est pas gagnée dans l’entreprise mais les DRH peuvent s’appuyer sur les circonstances exceptionnelles de cette crise sanitaire pour en faire un vrai levier d’engagement. Une étude de Deloitte[8] en 2017 soulignait, que la bienveillance au travail évoque principalement pour les répondants : le respect, le soutien et l’aide, l’attention, l’écoute et la compréhension, la protection, la reconnaissance. En s’appuyant sur ces perceptions, il est possible de proposer aux DRH trois idées pour favoriser l’appropriation d’une attitude bienveillante, notamment par les managers, pour en faire un vrai levier engagement de l’ensemble des collaborateurs dans la situation d’après-crise lorsqu’elle arrivera : (1) renforcer la dimension « soft skills » dans le processus de recrutement des futurs collaborateurs en privilégiant notamment le respect, l’aide et l’attention portée aux autres, l’écoute et la reconnaissance, (2) former, ou a minima sensibiliser, les collaborateurs, particulièrement les managers, à la mise en œuvre d’une attitude bienveillante dans leurs relations au quotidien pour faire du vécu dans l’entreprise, et en télétravail, une expérience mémorable pour tous, (3) faire évoluer sensiblement les dispositifs de rétributions notamment financières en donnant plus de poids à la reconnaissance de la mise en œuvre d’une attitude bienveillante par les personnes.

En cette période de crise, on ne peut que mettre en garde les DRH face à l’une des dernières modes managériales s’apparentant au développement de la bienveillance au travail à savoir la création d’une fonction de Chief Happiness Officer qui semble être une illusion dangereuse[9] dans la plupart des entreprises et ceci pour trois raisons : 1) le bonheur ne se décrète pas dans l’entreprise, tout au plus peut-on essayer de développer plus de bienveillance dans les attitudes et comportements de chacun, 2) la fonction même de Chief Happiness Officer est un non-sens car si le bonheur devait devenir une réalité dans l’entreprise, ce serait la responsabilité de chacun à son niveau de trouver les moyens d’être heureux et rendre les autres heureux, 3) la création d’une telle fonction retire potentiellement aux DRH l’une de leurs dimensions qui les rend uniques dans l’entreprise : la relation humaine. A charge pour eux/elles de démontrer qu’ils/elles ont la capacité de développer la bienveillance au travail sans avoir recours à un soi-disant spécialiste du bonheur dans l’entreprise !


[1] Cet article est une version adaptée des chroniques publiées par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » en juin et juillet 2020

[2] Radjou , N. & Prabhu, J : Le guide de l’innovation frugale, Diateino, 2019

[3] Borello, J.M. : L’entreprise doit changer le monde, Débats Publics, Collection Sens, 2019

[4] Autissier, D., Peretti, JM. & Besseyre des Horts, CH. (eds) : Changement de crise : les organisations à l’épreuve du Covid-19, MA Editions -Eska, Juillet 2020.

[5] Autry, J. : Profit and Love, The art of caring leadership, Avon Books, New York, 1992

[6] Albouy, M. « Le management bienveillant : c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins », The conversation, 15 décembre 2017 http://theconversation.com/le-management-bienveillant-cest-ceux-qui-en-parlent-le-plus-qui-en-font-le-moins-88914

[8] Deloitte : Qualité de vie au travail, et la bienveillance, Etude Juin 2017

[9] Bouzou, N. & de Funès, J. : La comédie (in)humaine, L’observatoire, 2018.

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