Quand la société civile s’invite dans l’entreprise…


Si la covid nous offre une réelle opportunité pour que l’Etre au travail ne soit plus considéré comme une « ressource humaine » ; il peut impulser une autre dynamique, celle d’un lien social reconfiguré dans l’environnement personnel de l’individu qui travaille à distance. La société civile s'inviterait-elle dans l’entreprise comme partie prenante d’une situation de travail excentrée ?

La pratique corporelle de l’interrelation

Qui n’a jamais ressenti lors de la perte d’un être cher ce manque indéfinissable et si présent du corps dont les cellules ne seront plus actionnées par la personne disparue ? Sur un plan professionnel, il est certain que l’entreprise n’a jamais été réputée pour être un lieu de grande convivialité. Et pourtant… Une main froide glissée dans celle de l’interlocuteur molle et rétractile, ou le bisou du bout des lèvres qui les rapproche des joues de l’Autre… Ne plus se toucher ; ne plus s’embrasser ; quand le visage de l’Autre ne se devine plus qu’au travers de ses yeux… Pour cause de covid, dans les organisations, ces sensations perdues vont désormais nous manquer. Parmi elles, combien seront effacées par défaut de « pratique corporelle de l’interrelation » ? Le lien social qui n’est plus convoqué par le corps s’effacera progressivement, à moins que l’individu ne le recherche ailleurs. Peut-être au détriment de l’entreprise qui n’aurait pas été capable de le préserver…

« T’as d’beaux yeux tu sais ! »

Les praticiens de la PNL[1] le font connaître, chacun d’entre nous à force d’entraînement peut arriver à transformer ses tics et ses tocs de comportements, sauf les yeux ! Miroirs des attitudes et des sensations, ils reflètent toutes les émotions et les sentiments ; passages fugaces où l’on se sent désarçonné, enthousiaste ou dans l’attente d’une idée qui tarde à venir. Alors, il ne resterait plus qu’à s’inscrire à un cours de PNL pour découvrir ce qui se passe chez notre interlocuteur avant qu’il ne réagisse !

Dans « la vraie vie sans masque », cet instant cognitif et/ou affectif du regard est relayé par bien d’autres manifestations du visage : un rictus au coin de la lèvre, ou les joues qui rosissent sur le coup d’une nouvelle. Dorénavant, il n’est plus question de toucher quelqu’un pour rattraper une maladresse si l’on s’aperçoit qu’on l’a choqué, au contraire pour le congratuler, ou lui sourire en réunion quand une dimension commune émerge. Comment pallier la perte de communication corporelle ?

Dire adieu à la soupe à la grimace !

Certains pourront avancer qu’un SMS en réunion, son du Smartphone éteint, est bien aidant pour soutenir un collègue en difficulté. Dans ces circonstances, comment manifester son approbation à quelqu’un avec lequel on n’entretenait pas de relation particulière et a fortiori dont l’opinion était opposée ? Tout un pan de la communication interrelationnelle par le vecteur de l’expression serait-elle condamnée ? Sont-ce les mails réduits au minimum fonctionnel de l’échange qui pourront remplacer les sourires induits, les lèvres qui tombent sous le coup de la nouvelle ou une respiration devenue malaisée par le fait de l’émotion ou à cause du masque ? Que de confusions à venir !

On apprend à construire des robots « humains » qui sourient sans masque. Et nous, on n’aurait plus le droit de se voir sourire ?

Choisir entre un individu sans tête ou un individu sans corps

On pourra se consoler en regardant les faciès sur l’écran glacé de l’ordinateur. Quel soulagement ! Comme si l’humain n’était qu’un visage sans corps… Alors, comment se synchroniser avec son interlocuteur qui croise les jambes ou qui tapote nerveusement sa cuisse de la main ? Le bruit du pied dans la savate qui s’excite sous le bureau ne s’entend pas plus que le chant du merle dans le jardin, les fenêtres sont fermées, télétravail oblige.

Ainsi on aurait le choix entre un individu sans tête ou un individu sans corps. Pas mal ? Quand on a tous besoin de chaleur humaine, de cet élan spontané des uns envers les autres dont personne (ou presque) ne peut se passer. L’émotion et les sentiments, tels sont les besoins des Etres humains pour vivre et affronter les situations d’adversité. Les très recherchées « soft skills » naissent le plus souvent dans une relation de confiance expressive ; car l’affirmer, caché derrière son masque pourrait ne pas suffire. Parfois la situation professionnelle interdit la parole. Alors le regard du chef illustré par la physionomie de son visage, vaut tous les laisser passer du monde. Ils « disent » au collaborateur : « Oui tu peux y aller. J’ai confiance ! »

L’amour tue mais sans amour on meurt

La suspicion pour cause de covid qui s’installe entre les gens n’inaugure ni la compassion ni la tolérance. Alors, pensez, si on ne voit plus la face ou le corps ! Comment empêcher que cette méfiance envers les uns et les autres ne s’amplifie à cause du manque d’information corporelle sur ses interlocuteurs devenus pour le coup des locuteurs ?

Ainsi, certains Epadh sembleraient avoir oublié que même « vieux », on ne s’est pas transformés en des objets rangés dans une chambre et déplacés pour le déjeuner. Les « vieux » des Epadh disparaîtront-ils du fait du covid quand leurs proches leur témoigneront leur amour ? Ou par manque d’amour quand ils ne les rencontreront plus ?

S’éloigner de la situation pour mieux voir, comprendre et agir

La technologie existe. Elle saurait fabriquer des masques transparents à travers lesquels on se regarde et des caméras qui situent l’individu de plain-pied chez lui. Quelle est la raison personnelle, la cause externe ou le mobile individuel et/ou collectif qui fait que l’on accepte la dégradation du lien social en approuvant des gestes barrières et une distanciation sociale, sans même penser qu’ils pourraient être améliorés pour préserver la qualité de l’interrelation ? A croire que jamais on aurait réfléchi aux impacts sur les gens des outils subis pour se protéger comme s’ils étaient les seuls à exister.

Qui l’a dit ?

Il est difficile de prétexter un état d’urgence. Voilà plusieurs mois que la covid s’est installé et toujours les mêmes masques, les mêmes caméras restrictives de l’image de soi. Cette réduction de l’esprit et du cœur dissèque la communication corporelle dans l’interrelation sans la recomposer en un autre modèle.

Une chute d’énergie sociétale

Bien des managers, des collaborateurs ou des dirigeants ont pris conscience que dans l’interaction naissent les idées en réponse aux problématiques. Aujourd’hui le monde est messages, codes et informations[2] : codes de comportements qui interdiraient que dans l’entreprise la vie personnelle soit repérable ; messages fonctionnels dont on atrophierait l’argumentation pour le résultat ; pléthore d’informations distribuées à qui veut bien les capter sans qu’elles deviennent pour autant connaissance. Toute la vie au travail serait réduite à la taille de Lilliput…

Il serait urgent de réapprendre qui nous sommes et que l’espace de soi sectionné à l’intérieur de l’entreprise y trouve sa place : on n’emmène pas au bureau ou sur un chantier une partie de soi-même. C’est tout un système humain qui voyage et que l’on embarque dans les organisations. C’est lui qui, si les besoins à vivre le travail sont satisfaits, révèle les capacités les plus précieuses pour l’entreprise.

Changer les codes pour mieux vivre le travail

L’Etre au travail est plus qu’une « ressource humaine ». Il est Système qui fait sens ou pas avec celui de son entité. Le covid apporte sans aucun doute la plus inattendue des ruptures sur le plan de la « ressource humaine » Si l’Etre au travail disparaît, le sens du travail disparaît avec lui. Il serait grand temps d’accepter la personne telle qu’elle est, sans rogner ce qui d’après un code dont on ignore l’origine et les auteurs, n’aurait pas la possibilité de s’exprimer dans l’entreprise. « L’espace-temps-travail » ainsi recomposé serait contributif à l’émergence d’un autre modèle qui pourrait « faire système » avec celui de chaque individu. Réinventer des pratiques dont la finalité commune serait à identifier et permettre des comportements réels et non représentés ; expliciter les messages verbaux et écrits dans un feed-back permanent ; ou informer grâce à la structure des données afin de mobiliser chez chacun la perception d’une dimension commune : tel pourrait être le paradigme novateur du travail, respectueux de l’Etre, en lui permettant de le vivre.

Société civile « contre » entreprise ?

Tout système se caractérise par les paramètres temps et espace. Pour les travailleurs à distance, l'espace est désormais celui de l’appartement ou de la maison avec une famille et/ou un chien ; il est aussi celui des habitants du quartier, du village ou de la cité. Dans toute époque, le lien social fut une nécessité primale pour l’individu. Si à ce jour, « l’entreprise-coach rate le coche » de ce qui nous réunit, la personne loin de son organisation recherchera dans sa famille, ses amis, ses voisins ou sa ville, l’envie de s’investir dans une activité et de participer à une œuvre commune et collective. Tous ces acteurs reconfigureront le paysage perdu des relations professionnelles dans des interactions au quotidien, en sympathie et amitié. L'affect qui participe à tout échange les ancrera au bénéfice de la personne isolée. La société civile recréera autour d’elle une sorte de halo protecteur sur un plan sociétal. Elle ne sera plus seule pour affronter son employeur ; ce qui pourrait lui donner la force de décider (enfin) POUR sa vie.

Société civile contre entreprise ? Voilà une situation historique que les procédures et les normes avaient gommée ! Une question s’impose : le covid serait-il constitutif d’un facteur de rupture du travail ?


[1] Programmation Neuro Linguistique

[2] Selon François Jacob

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