On ne dira jamais assez que la qualité du moral est un facteur essentiel de la santé de l’économie et de la sérénité politique et sociale d’une société. Il s’agit là du moral des ménages comme disent les économistes, du moral des entrepreneurs, des salariés, des citoyens. Au-delà des mesures conjoncturelles et des nécessaires décisions d’aide, de financement, de structuration de la vie publique, on devrait donc toujours garder en perspective le moral des acteurs.
Les futurs historiens de la pandémie de covid19 se souviendront d’un automne 2020 où le moral n’était pas bon dans les entreprises et le monde du travail ; c’est une ambiance radicalement différente de celle du printemps pendant le premier confinement. En effet la qualité du moral est toujours évaluée dans la comparaison ; on a bon ou mauvais moral en se comparant à un âge d’or révolu ou, au contraire, aux périls et détresses heureusement dépassés. Et le mauvais moral exprimé dans beaucoup d’organisations est toujours en contrepoint du premier confinement, dont certains regrettent même « l’euphorie », celle de la surprise, de l’événement critique qui oblige chacun à se bouger, à réagir, dans une sorte d’élan collectif. En effet, il est rare de ne pas donner la main au voisin en péril ; il était rare alors de ne pas essayer de faire tourner la machine, de maintenir la « continuité » comme on disait au printemps. Evidemment, il y a toujours les déserteurs et les pusillanimes mais on préférait ne pas les voir. Cette période de forte intensité – ils sont nombreux à avoir rapporté qu’ils n’avaient jamais autant travaillé que durant ce premier confinement – s’abimait aussi parfois dans un activisme pas toujours efficace, mais l’action rassure aussi. Rien de tout cela durant le deuxième semi-confinement.
Beaucoup de chefs d’entreprises (au moins parmi ceux que j’ai rencontrés, sans savoir s’ils étaient représentatifs), notent en cet automne 2020 une forte baisse de l’engagement des salariés. Quoiqu’on pense des instruments de mesure utilisés, le constat semble toujours le même, les chiffres ont baissé depuis l’an dernier, peut-être encore plus chez les fonctionnels et fonctions-support que parmi les opérationnels, proches du produit et du client.
Enfin cette baisse de moral est sensible auprès des dirigeants eux-mêmes. Certes l’incertitude économique et les menaces de disparition l’expliquent souvent, mais on remarque aussi une certaine déception sur la réception de ce qu’ils ont fait pendant la première période de confinement quand il s’est agi de maintenir l’emploi, de distribuer des primes quelle que soit l’évolution du chiffre d’affaires. Quand ce sont des équipes de direction qui ont le sentiment de s’être personnellement investies pour rendre cette crise indolore pour les salariés sans aucun signe, sinon de reconnaissance, du moins d’engagement minimum, le réveil est parfois difficile : j’ai même rencontré un DG qui n’osait pas montrer les résultats de sa dernière enquête d’engagement à ses collègues du comex…
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce mauvais moral.
La première est de s’être mépris sur le premier confinement. On a sans doute surinterprété les bonnes surprises de s’être souvent organisé très rapidement, d’avoir développé le télétravail, maintenu pour certaines entreprises un minimum d’activité ou, du moins, paré aux exigences de la continuité. C’était le printemps et on a sans doute repéré trop d’hirondelles : beaucoup voyaient l’émergence d’un nouveau monde des organisations, la preuve définitive de l’efficacité du télétravail, la rupture radicale vers des collaborations plus virtuelles. Ce faisant, on a peut-être sous-estimé que les adaptations rapides relevaient sans doute plus des réactions à la sidération d’une crise inédite qu’à une transformation profonde des représentations liées au travail et donc des modes de collaboration à venir : pour prendre une comparaison, on ajuste rapidement ses modes de consommation à un revers de fortune mais cela ne dit rien de leur durabilité.
La deuxième cause de cette chute de moral tient peut-être alors au retour sur terre après ces illusions. La question du télétravail nous en donne un exemple. Cette modalité de collaboration était plutôt soutenue et défendue par deux catégories de personnes : d’une part les technophiles voyant dans la les évolutions technologiques un bien en soi, d’autre part, les tenants de formes de travail plus individualisées, respectueuses de la vie personnelle des salariés et d’un bien-être auquel le télétravail était souvent associé.
Au-delà de la fascination pour l’innovation parce qu’elle est innovante, les questions sur le télétravail commencent à se poser. Comme en fait la liste un article récent[1], on s’aperçoit que le télétravail ne rend pas toujours facile, à distance, la résolution de problèmes, la communication ou la créativité et même si de nombreux outils apportent des solutions novatrices à ces problèmes, on fait actuellement l’expérience du temps de retard entre l’urgence des problèmes et l’implémentation réussie de ces solutions. Même chose pour le partage d’information en théorie possible mais dont l’expérience montre qu’il n’exige pas seulement des outils et des dispositifs partagés mais, plus encore, une égale compétence et motivation à les utiliser efficacement : c’est une question que connaissent bien les entreprises au départ de certains de leurs salariés-clés quand tous les processus existent mais ne suffisent pas à assurer un partage de relais efficace. Certes l’apéro-zoom est censé pallier les relations humaines, la socialisation et la camaraderie mais certains doutent du parfait remplacement des bienfaits du contact physique par ces outils très novateurs. Les historiens du futur constateront l’efficacité de ces outils mais ils ne pourront repérer le temps dont ont besoin les contemporains pour se les approprier. Que dire enfin, selon les auteurs, des problèmes d’évaluation des performances, de rémunération, de sécurité informatique, posés par ces modalités de travail. Le monde du télétravail s’avère donc plus difficile qu’il n’y paraît
Mieux encore, si les professionnels des grandes métropoles apprécient le travail à la maison quand la taille de leurs appartements le leur permet et quand les modalités de leur activité, face à un écran, sont peu tributaires du local alentour, il n’en va pas partout de même. Pour autant que les chasseurs de tendances aillent sur le terrain, ils seront surpris du nombre de salariés, dans des entreprises plus petites, qui ne veulent pas de télétravail. Certains comprennent, à tort ou à raison, que le télétravail est surtout un enjeu de coût de l’immobilier, une démarche qui peut les éloigner tant de leurs collègues que de la hiérarchie ; certains se disent même que dans un monde télétravaillé, les distances ne comptent plus, les délocalisations de certaines activités non plus. Et pour ceux qui relisent Shakespeare en ces temps de confinement, ils se demandent enfin si dans le monde politique des organisations, il est bien judicieux d’être trop loin du roi…
Le mauvais moral vient aussi de ce sentiment difficile de rejouer une scène sans maintenant oser en imaginer la fin ; c’est « une répétition déplaisante » comme disait un manager. En période d’incertitude, quand aucune perspective se fait jour, quand la compréhension se fait inaccessible, quand les manipulateurs d’opinion profitent de ce qui n’est que vide de connaissance et trop-plein d’ignorance, beaucoup se replient sur leur situation, voire se protègent d’une société dont ils commencent de voir les évolutions dramatiques : il suffit de parler aux soignants, aux banquiers qui reçoivent leurs clients endettés, aux isolés. On oublie toujours que durée et espérance sont deux facteurs de perception de la dureté d’une crise.
Alors que seraient les pistes ?
Les donneurs de leçons managériales se retrouvent à égalité d’inexpérience mis ils peuvent au moins suggérer quelques points d’attention.
La première piste consiste à se protéger soi, son entreprise ou son équipe. Le virus ne concerne pas seulement la santé physique des personnes ; leur santé mentale et leur moral sont aussi en cause. On sous-estime les effets addictifs de médias qui répètent à l’envie des connaissances non-assurées, mettent en scène des combats de coqs experts et allument le feu de la polémique pour s’aliéner l’attention. Quand ils sont nombreux en plus à pouvoir gaspiller leur temps à diffuser fausses nouvelles, messages plus ou moins humoristiques et/ou anxiogènes sur les réseaux, un univers addictif se crée. Petit-à-petit, la réalité n’est plus celle que l’on vit mais celle qui nous est imposée. Concrètement, les réactions de chacun dans ses relations personnelles et professionnelles sont perturbées par cette ambiance.
Cette situation a au moins deux conséquences pratiques. La première est de nous imposer d’intégrer le fait que le travail est second et que, de plus en plus, c’est la vie en dehors du travail qui influe notre manière d’appréhender ce qui se passe dans le travail La seconde, c’est d’imposer aux managers qui croient encore au sens de leur action, de s’assurer de la densité de l’expérience professionnelle vécue par chacun : ce n’est sans doute pas un hasard si beaucoup de dirigeants disent que les opérationnels vivent mieux la crise que des fonctionnels qui ont plus de difficulté à trouver du sens dans leur activité.
La deuxième piste découle d’un constat. Les entreprises qui ont depuis longtemps investi dans l’engagement des personnes, l’autonomie des organisations, la participation – pour reprendre des mots simples qui recouvrent une grande diversité d’actions – semblent traverser mieux la crise. C’est dommage de ne pas l’avoir fait mais il demeure nécessaire de savoir capitaliser sur toutes les bonnes surprises de la première période de confinement, de renforcer les expériences réussies, les talents révélés, les pratiques inventées : apprendre et renforcer ce que l’on a réussi est peu spectaculaire mais, en tout cas, plus raisonnable et efficace pour se transformer.
La troisième piste concerne les dirigeants et les managers. Prenez soin de vous ! Manager n’est pas facile en ces temps de bas moral ; on se pose beaucoup de questions sur soi et sa mission, on est souvent déçu des réactions des autres, on se fatigue à essayer de tenir la barre. C’est pourtant en ces temps de crise qu’un manager doit être là, présent. Mais comme les managers ne sont pas des surfemmes ou des surhommes, il est nécessaire qu’ils prennent soin d’eux, de leur santé physique, mais aussi de leur équilibre personnel. Pour ce faire ils ont besoin des autres, encore faut-il le reconnaître, l’admettre et savoir honorer ce besoin.
[1] Choudhury, P. Our Work-from-Anywhere Future. Harvard Business Review, Nov-Dec 2020, pp.58-67.
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