Prendre du recul et redonner aux managers de proximité un vrai rôle dans le contexte de la crise sanitaire[1]

La crise que nous connaissons actuellement est une occasion exceptionnelle pour repenser nos façons d’agir dans nos entreprises sans tomber dans l’illusion de la refondation de l’entreprise[2] avec un « monde d’après » qui serait radicalement différent de celui de l’avant 16 mars 2020. Cette période, qui s’annonce certes très difficile sur le plan de l’emploi dans certains secteurs touchés par une forte baisse voire une disparition de l’activité, est en effet une belle opportunité pour les managers et les DRH de faire évoluer leurs pratiques par une prise de recul sur leurs façons d’agir. Bien que fortement sollicités par l’urgence de la crise, ces derniers devraient pouvoir prendre le temps de réinterroger leurs actions et décisions à partir d’une démarche réflexive comme nous y invite le sociologue François Dupuy dans son dernier livre[3] en proposant une méthodologie rigoureuse, d’analyse du comportement des acteurs et de l’organisation, fidèle à la grande tradition de la Sociologie des Organisations initiée il y a plus d’un demi-siècle par Michel Crozier.

Mais cette démarche réflexive sur les pratiques managériales peut également s’appuyer sur la lecture ou relecture de textes fondamentaux et l’échange avec d’autres managers des enseignements que l’on peut tirer de ces textes pour prendre du recul par rapport à ses façons d’agir notamment aujourd’hui dans le contexte de crise. Dans cette perspective, une expérience très originale[4], qui avait commencé avant la pandémie, se poursuit avec succès avec des managers et des DRH qui éprouvent le besoin impérieux d’être stimulés intellectuellement et de tester des idées sur leurs façons d’agir au quotidien. Les concepteurs et animateurs de cette expérience, dont Bertrand Ballarin initiateur de la fameuse démarche de responsabilisation chez Michelin décrite dans un livre publié fin Août 2020 par Harvard[5], proposent en effet aux participants de s’engager dans un cycle en huit étapes incluant des lectures de textes fondamentaux et huit réunions virtuelles d’échanges et de partage avec les animateurs et les autres participants.

Les témoignages des participants sont unanimes sur la « respiration » que leur ont donnée ces « salons », nom donné aux réunions virtuelles, en leur permettant de développer une pensée structurée et une prise de recul sur leurs pratiques. Plus spécifiquement ils estiment que cette expérience leur a permis d’avoir plus de hauteur quand il s’agit de parler de vision et de stratégie, de faire advenir des choses dans leurs équipes plutôt que de les décréter, d’avoir de l’autorité sans être autoritaires, et d’agir plutôt que de s’agiter... En définitive prendre un peu de temps, malgré l’urgence de la situation, pour réfléchir ensemble à ses façons d’agir dans contexte de forte incertitude ne peut être que bénéfique pour les individus et l’organisation. Comme le souligne en effet cette participante : « 8 rendez-vous précieux, 2 mois de lecture de textes de choix, des échanges profonds en virtuel… un voyage inoubliable, qui donne à réfléchir sur de nouvelles modalités d’intelligence collective ».

Dans le cadre de cette prise de recul on peut s’interroger, à partir des nombreux témoignages décrivant les expériences des entreprises confrontées à l’urgence de la crise sanitaire pendant le premier confinement[6] et après[7], sur le rôle crucial joué par les managers de proximité dans cette période troublée sans avoir pourtant été préparés, dans la plupart des cas, à une crise de cette ampleur. A bien des égards, la reconnaissance, dont ont bénéficié depuis quelques mois les fameux «héros de l’ombre[8] », peut légitimement leur être également due car, sans leur engagement et leurs initiatives nombreuses sur le terrain, de nombreuses organisations, publiques et privées, auraient connu de grandes difficultés pour assurer la continuité de leurs activités.

Or, le malaise de l’encadrement de proximité a été mis en évidence depuis plusieurs décennies dans de nombreux livres et articles jusqu’à l’ouvrage déjà cité de François Dupuy dans lequel il s’insurge , entre autres, contre les effets de la centralisation, en particulier dans le domaine des ressources humaines, qui « a pour conséquence d’aggraver le manque de moyens d’action de la ligne hiérarchique. Cela produit de nombreux effets pervers, du découragement de l’encadrement de proximité, à la souffrance et au désinvestissement du travail »[9].

Face à ce malaise, la crise actuelle devrait être l’occasion de redonner à ces acteurs clés, que sont les managers de proximité, un rôle majeur dans la transformation espérée de nos organisations vers plus d’autonomie et de subsidiarité les conduisant à être plus agiles. Ce mouvement de fonds, initié depuis quelques années dans un certain nombre d’entreprises comme la MAIF sous l’impulsion de son directeur général Pascal Demurger[10], s’est considérablement renforcé récemment durant la période de confinement et après car de nombreux managers de proximité ont démontré les capacités insoupçonnées d’initiative jusqu’à pratiquer du «corporate hacking »[11], en désobéissant par le non-respect de certaines règles pour le bien de l’entreprise et sa survie. Mais celle liberté d’agir qui leur a été laissée durant cette période exceptionnelle pourrait être menacée par un retour à la normale si celui-ci se confirme après cette épreuve de la pandémie.

Pour éviter une telle situation et permettre à l’entreprise d’évoluer en profondeur à la suite de la crise sanitaire, les managers de proximité devraient être reconnus comme les pivots de la transformation par les dirigeants et l’encadrement supérieur. Dans cette perspective, les DRH sont susceptibles d’être les chefs d’orchestre de ce mouvement de reconnaissance de l’encadrement de proximité en alignant les politiques et les pratiques RH (recrutement, formation, management de la performance, rémunération, carrière...) pour faire évoluer les mentalités individuelles et collectives dans le sens d’une grande subsidiarité des décisions et d’un management par la confiance[12].


[1] Cet article est une version adaptée des chroniques publiées par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » en septembre 2020

[2] Besseyre des Horts, CH. : «Le monde d’après : l’illusion de la refondation de l’entreprise », Entreprise & Carrières, n°1484, 8 au 14 juin 2020, p.22

[3] Dupuy, F. : On ne change pas les entreprises par décret, Lost in Management 3, Le Seuil, Octobre 2020.

[4] Expérience pilotée par Bertrand Ballarin et Pierre Janicot : https://www.surlesepaulesdesgeants.net/odyssee

[5] Hamel, G. & Zanini, M. : Humanocracy, Harvard Business Review Press, Août 2020.

[6] Autissier, D., Peretti, JM. & Besseyre des Horts, C.H. (coord.) : Changement de crise : les organisations à l’épreuve du Covid-19, MA Editions -Eska, Juillet 2020.

[7] Autissier, D. Peretti, J.M., & Besseyre des Horts, C.H. (coord.), Trajectoire de crises : adaptation des organisations aux crises sanitaires, économiques et sociales de la Covid-19 MA Editions-ESKA, Septembre 2020.

[8] Besseyre des Horts, C.H. : « les héros de l’ombre : vers une nouvelle hiérarchie des emplois ? », Entreprise & Carrières, n°1474, du 29 mars au 5 avril 2020, p.11

[9] Dupuy, F. op.cit., p.108.

[10] Demurger, P. : L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus, Editions de l’Aube, 2019.

[11] Viguié, M.N.& Bacquere, S. : Makestorming : le guide du corporate hacking, Diateino, 2016

[12] Truong, O. , De Geuser, F., Wiersch, E., Besseyre des Horts, CH., & Chavanne, PM. : Le Management par la Confiance, Eyrolles, Septembre 2020

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