S’il est un domaine où le « c’était mieux avant ! » n’est pas de mise, c’est bien celui du management. Dans ce domaine, il n’y a personne pour encenser le passé avec autant de vigueur qu’ils le critiquaient quand c’était le présent ; le management n’est pas fait pour les vieux qui enjolivent leurs batailles d’antan, gonflés de certitudes.

Les discoureurs du management semblaient préservés de cette maladie de nostalgie parce que leur domaine évolue en permanence, à force de d’innovations, de disruptions, d’adaptations et de mutations vers toujours plus de vrai, de beau et de bien ; dans les temps anciens (parfois quelques années), les tenants de la vieille économie ou de l’ancien monde abordaient encore la question du travail avec des références surannées et maintenant périmées grâce aux technologies nouvelles, à la créativité et aux génies du contemporain. Se retrouvent dans cette tendance les ignorants convaincus que leurs découvertes valent nouveauté, les syndicalistes forts de leurs avantages acquis et les théoriciens persuadés que leur science humaine progresse au profit d’un homme toujours plus nouveau.

Mais P. Cappelli[1], un gourou de la gestion des ressources humaines et du management, ne semble pas de cet avis. Son analyse est sans pitié, il déplore le retour en arrière auquel on assiste, loin des théories managériales émancipatrices que l’on croyait définitivement installées : il semble donc qu’en management aussi c’était vraiment mieux avant ! On ne peut qu’être sensible à son diagnostic bien informé des évolutions de la gestion des ressources humaines. Mais on ne peut accepter ce constat sans s’interroger sur les raisons de telles évolutions des organisations du travail qui fleurent bon le taylorisme : n’est-ce que la conséquence fâcheuse d’intentions mauvaises venues d’on ne sait où, spécialement dans l’ambiance complotiste du moment, ou n’y a-t-il pas d’autres causes ? Comment alors aborder ces questions d’évolution des organisations du travail sans tomber dans la nostalgie ou la lamentation inutiles ?

Le constat de Cappelli est clair et sans appel : alors que l’Ecole des Relations Humaines avait permis de dépasser l’optimisation à la mode taylorienne et fortement influencé l’organisation du travail et la gestion des ressources humaines, nous voici revenus à l’optimisation à outrance, avec ce principe mécaniste selon lequel la performance dépend de la qualité des systèmes et des organisations d’une part et de la soumission des personnes à ces dispositifs d’autre part. Evidemment, Cappelli ne fait pas qu’insister sur le développement considérable ces dernières décennies de toutes les techniques d’automatisation et de robotisation, au développement de l’intelligence artificielle qui serait au début du vingt-et-unième siècle ce que la chaîne de montage était au siècle dernier.

Cappelli revisite à nouveaux frais ce retour à l’optimisation oublieux des personnes et de leur potentiel ; il emprunte à Bauman le concept de ressources humaines « liquides » quand le travail devient une denrée (une commodity) qu’il suffit d’optimiser comme toute autre ressource, sans souci pour les personnes détentrices de cette denrée. Nous sommes à l’heure où l’IA peut contrôler toutes les actions humaines, les guider et leur enlever toute discrétion et toute possibilité d’appropriation innovante quand, dit-il, les chauffeurs routiers n’ont même plus le plaisir de l’intimité de leur cabine, tracés (traqués) qu’ils sont par les logiciels de suivi de flotte.

L’optimisation a gagné toutes les catégories de personnel et l’intérim pour les plus qualifiés s’appelle maintenant talent-on-demand pour que les entreprises disposent, même à prix élevé, de la ressource de talent au moment et pour le temps dont elles en ont besoin. On ne s’intéresse plus à ce que les personnes peuvent apporter en exerçant leur propre liberté puisqu’aujourd’hui comme hier, la confiance aveugle dans les processus et organisations en place suppose que l’optimum technique a été trouvé et installé dans les algorithmes. Et dans ce monde au marché roi, le rapport de force dans la négociation est seul légitime pour mener une politique de rémunération.

Cappelli a raison d’imaginer que le monde covidé ne peut que renforcer ces tendances : les entreprises rencontrent selon les secteurs, des conjonctures diverses auxquelles elles doivent répondre rapidement. Cappelli voit également dans ce mouvement de retour l’effet de la formation des dirigeants, d’une financiarisation qui s’accommode mieux d’une approche optimisée, apparemment maîtrisée, débarrassée des risques de l’humain. C’est pourquoi il plaide pour une vision plus humaniste qui reconnaisse les personnes et contrebalance plutôt qu’elle ne remplace le souci de l’optimisation à outrance.

Mais l’analyse de Cappelli, sa déception voire sa lamentation, ne dit pas toute la réalité d’aujourd’hui car on ne peut accuser seulement le virus et les malignités des dirigeants actuels de nous ramener en arrière, ce qui est l’insulte suprême dans le monde progressiste du management.

En effet, le « retour » à un taylorisme revisité n’est pas qu’un effet de l’ignorance ambiante, c’est aussi du ressort de certaines logiques entrepreneuriales. Premièrement, l’optimisation à un souci majeur de l’entrepreneur : les dénonciations médiatiques réduisent toujours l’objectif de l’entrepreneur au profit : si au moins cela pouvait être vrai ! Un souci premier de l’entrepreneur est surtout de maîtriser le risque, l’incertitude. L’optimisation répond à ce besoin archaïque de maîtriser les choses, le processus, le business, sans y ajouter le risque supplémentaire que fait peser l’être humain.

Mieux encore, l’optimisation permet aussi de gagner de l’argent et, si certaines entreprises bénéficient de la situation actuelle, beaucoup sont touchées ou risquent prochainement de l’être gravement et quels que soient les discours, les entrepreneurs savent que la première ressource est le cash. L’optimisation est le moyen d’en constituer ou, du moins, en variabilisant les coûts, celui du travail en particulier, de mieux le gérer.

On n’oubliera pas enfin que dans la crise qui s’approfondit et s’installe, à l’heure du « quoiqu’il en coûte », des dirigeants, dans le tissu de nos PME, confrontés à la réalité en première ligne, expriment aussi la fatigue et la difficulté de l’absence de reconnaissance. Faire confiance à l’optimisation, attendre la performance des seules organisations et des processus, c’est aussi éviter la charge et la pression, peu récompensées, de s’investir dans un rôle managérial ingrat. A l’heure où toutes les formes d’autorité sont remises en question, ne nous étonnons pas que beaucoup ne veuillent plus l’exercer et la gestion administrative et légaliste suscitée par ces modes d’optimisation nouvelle évite aussi un engagement personnel dans le management que beaucoup ne veulent plus assumer.

Pour les salariés eux-mêmes, le travail comme commodity - et on pourrait se laisser aller au jeu de mot de « commodité » - n’est pas sans pertinence. On a parfois l’impression que le travail rejoint le panem et le circenses, quand on le considère comme une chose dont les gens ont besoin, qui se mesure en heures, en rétributions ou en droits, sans jamais aborder son contenu, sa finalité, sa contribution à un quelconque bien personnel ou commun. Le travail serait alors une marchandise, ce dont on a besoin, simplement pour s’acheter la vraie vie qui serait ailleurs. Dans cet ordre des choses l’optimisation et le talent-on-demand - quand le marché du travail est favorable – est un bon moyen de renforcer un sentiment naïf de liberté et de choix personnel.

Et comme le travail au fil du temps est devenu second, comme c’est en fonction de sa vie personnelle que l’on aborde le travail alors que cela a longtemps été l’inverse, l’optimisation déplorée par Cappelli fait de la « liquidité du travail », le plus facile des moyens, le moins engageant, pour permettre à chacun de s’occuper de sa vraie vie.

Alors, pour autant que l’on ne se satisfasse pas des constats moralisateurs selon lesquels l’obscurité de l’optimisation a éteint la lumière de l’humanisme au travail, comment aborder de manière plus réaliste et concrète la question de l’évolution du management, sans naïveté ni idéologie. On peut au moins garder trois idées en tête, trois références indissociables pour savoir jusqu’où se laisser aller à l’optimisation ou à d’autres manières de travailler ensemble.

La première est celle du business. Une entreprise existe en fournissant des biens ou services recevables à l’extérieur : c’est là que se situe sa performance à atteindre quelle que soit la façon de la mesurer. C’est ce qui doit guider l’exigence de plus ou moins d’optimisation ou d’engagement des personnes. Qu’on le veuille ou non le business est plus ou moins dépendant des personnes ou des processus, qu’on le veuille ou non, le choix de beaucoup d’optimisation n’est jamais qu’un choix idéologique ou financier, cela devrait résulter d’une solide analyse du risque à croire que l’optimisation suffit à faire de la performance.

La deuxième idée, c’est qu’il n’y a pas d’alternative de l’optimisation ou de l’humanisme au travail. Cette vision hémiplégique ne correspond pas à la réalité. Nos activités procèdent de plus en plus de la théâtralisation : l’expérience du spectateur tient à la qualité du texte et au jeu des acteurs ; la qualité du texte, ce sont les processus et les dispositifs mécanistes des optimiseurs, la qualité de l’acteur c’est l’engagement des personnes qui mettent en œuvre ces dispositifs. Il faut les deux.

La troisième idée est celle de la responsabilité sociétale des entreprises. Les dirigeants sont nombreux à vouloir donner du sens aux salariés, aux jeunes, aux autres ; bien évidemment ils s’interrogent sur le sens de leur propre action. Les entreprises doivent être performantes mais quel est le sens de leur action pour le faire. La responsabilité des organisations ne s’arrête pas au bilan carbone, elle concerne aussi l’expérience vécue par ceux qui y collaborent : dans la qualité des relations qui y sont vécues, dans la contribution de ce qui est produit pour un bien commun, les dirigeants ne peuvent-ils trouver un moyen de gérer les ressources humaines qui dépasse la seule opposition moralisatrice entre l’optimisation et le supposé humanisme ?


[1] Cappelli - Stop overengineering people management – HBR sept-oct 2020

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