La lucidité. Voilà une aptitude rarement évoquée dans les compétences utiles à mobiliser en entreprise. Et pourtant, être lucide c’est voir ce qui n’est pas si visible que cela, c’est avoir la conscience de ce qui se passe et peut-être, ce qui se passera, à moins que là, on ne penche plutôt vers l’« extra-lucide »!

Alors en ces temps de turbulences, que peut apporter la lucidité à ceux qui font l’entreprise ?

« Bienheureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » Michel Audiard

La racine étymologique du mot lucidité se rapporte à la lumière, à ce qui est luisant. Et lucide était même le mot attribué à plusieurs étoiles qui paraissent plus brillantes que les autres. A priori, ça commence plutôt bien en termes de connotation !

Au sein d’une entreprise, on dira à ce stade que quelqu’un de lucide fait preuve de réalisme et de clairvoyance. On peut se dire que c’est une qualité professionnelle précieuse au premier abord.

Néanmoins, avez-vous déjà vu une fiche de poste exigeant du candidat qu’il fasse preuve de lucidité ? Sans doute rarement, voire jamais. Pour quelle raison ? Eh bien tout simplement parce que cette disposition d’esprit n’est pas bien comprise, et peut être perçue de manière ambivalente, y compris par ceux qui en sont dotés.

A priori on voit bien l’intérêt de discerner la réalité des choses dans le monde du travail : être clairvoyant dans les jeux relationnels, deviner la stratégie d’un concurrent, anticiper les arguments de son adversaire lors d’une plaidoirie ou d’une négociation, …

Mais cette lucidité est-elle réellement une ressource si elle est ne sert qu’à voir et comprendre les choses sans être suivie d’effets ? Ou bien est-ce une qualité qui dérange ceux qui auraient tendance à la grégarité, à l’absence de mise en perspectives de ce qui est communément admis ?

Quelle frustration pour un collaborateur qui a prévenu à plusieurs reprises son équipe et son manager : « On est en train de perdre ce client à force de travailler en mode dégradé, il va nous lâcher », mais rien ne se passe, on n’embauche pas d’autres équipiers, on ne remet pas en question les process, on ne vérifie pas la qualité. Autre exemple, disons qu’il s’agit de Jules qui exprime en réunion marketing : « Je sens qu’on se trompe de cible », réponse : « qu’est-ce qui te fait dire ça ? » ; et là, Jules : « Je ne sais pas, je le sens, c’est tout » … Il y a de fortes chances pour que l’équipe passe à autre chose face à la « faiblesse » de l’argument !

Mais c’est bien là le problème… Il existe bien des collaborateurs qui savent « sentir » les choses, perçoivent les signaux faibles invisibles aux yeux de la majorité, mais qui n’ont pas, bien qu’ils soient brillants, la capacité d’expliquer de manière convaincante ce qui les amène à émettre telle ou telle conclusion. De ce fait, ils perdent leur crédibilité et ne sont pas audibles.

A ceci s’ajoute le fait que l’on a tendance à ne pas vouloir entendre ce qui est inconfortable et que cette forme de lucidité a de fortes chances d’être considérée comme l’apanage des oiseaux de mauvaise augure … En conséquence, cette forme de clairvoyance est connotée de négatif.

Le groupe choisissant de ne pas accorder crédit à ces messages avertisseurs, la personne qui en est l’auteur a de fortes chances de devenir victime de ce que l’on appelle le « Syndrome de Cassandre » : se sentant déconsidérée, voire invisible et inaudible, le collaborateur concerné n’osera plus ou ne verra l’intérêt d’exprimer son point de vue, se démotivera, et pourra même éventuellement sombrer dans le brown-out…

Quant à l’équipe, se privant d’un éclairage divergent ou anticipateur, elle perdra en pertinence et en efficacité.

« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » René Char

Toutes les personnes lucides ne font pas un brown-out, heureusement. Néanmoins, elles peuvent parfois regretter le cadeau empoisonné que représente cette clairvoyance : quand elles ne disposent pas des moyens leur permettant d’influer et faire évoluer les orientations prises, les pratiques ou les mentalités.

Les coachs sont souvent confrontés à des clients qui leur partagent leur immense frustration de sentir le vent tourner, de voir clair dans les attitudes politiques de certains, de discerner ce qu’il faudrait faire, … tout en n’ayant pas les marges de manœuvres pour en tirer les conséquences. Etre lucide peut donc être source de souffrances, et ce qui pourrait être un don se révèle un fardeau qui provoque des blessures.

Mais être lucide quand on est à la tête d’une direction ou d’une entreprise, c’est autre chose ! Car on dispose du pouvoir. Et ce pouvoir donne la liberté d’agir et de mobiliser les équipes en fonction de ce que l’on perçoit. Dans l’esprit des collaborateurs, le dirigeant bénéficie de la légitimité qui lui permet de dire les choses telles qu’elles sont et pas telles que l’on aurait envie de les entendre.

Pour autant, est-ce qu’il est plus aisé ou plus crédible pour un DG d’exprimer par exemple à son CODIR : « Soyons réalistes, nous ne sommes pas en mesure d’amorcer ce virage technologique », alors que le DSI, qui est présent, vient d’exposer le contraire, et ce de manière argumentée… ? Qu’est-ce qui fait que la lucidité du dirigeant aura plus de poids que celle d’un collaborateur ? Deux choses : la première est que le dirigeant est censé avoir une vision transverse qui lui donne des informations sur la globalité de la marche de l’entreprise, il est donc censé s’exprimer en connaissance de cause ; la deuxième est qu’on attend d’un dirigeant qu’il soit lucide, voire visionnaire.

Lucide ou visionnaire, quelle est la différence ? Selon le Larousse, quelqu’un qui est lucide « juge, voit clairement, objectivement les choses dans leur réalité », et quelqu’un qui est visionnaire « est capable d'anticipation, (…) a l'intuition de l'avenir ». Donc, peut-être peut-on dire que quelqu’un de lucide est plus dans la rationalité et le présent, et quelqu’un de visionnaire davantage dans la perception intuitive du futur. L’alliance de ces deux postures est un atout puissant en termes de leadership et de performance, compétences attendues chez un dirigeant.

Alors, est-ce-à dire que seuls les dirigeants peuvent se permettre d’être lucides ? Non, bien-sûr, mais il est certain qu’il existe des cultures d’entreprise dans lesquelles la grégarité, la pensée unique et conforme est encouragée, et d’autres au sein desquelles on incite les collaborateurs à avoir une pensée divergente, à développer leur pensée critique et exprimer leur point de vue personnel. C’est bien-entendu dans ce dernier type d’entreprise que la lucidité est reconnue comme une qualité à tout niveau de la hiérarchie.

« L’humour est la forme la plus aboutie de lucidité » - Jacques BREL

Quand on évoque la lucidité en entreprise, on pense aux enjeux politiques, stratégiques, relationnels. Mais il est tout aussi essentiel de développer la lucidité par rapport à soi-même, c’est ce que l’on appelle la conscience de soi (1). Cette conscience permet de comprendre ses atouts, ses failles, ses axes de développement, sa façon d’interagir,… etc. Donc de s’adapter, de s’améliorer, de se connecter aux autres.

Et au final, quand cette lucidité nous permet d’arriver à rire de soi, ne pas se prendre au sérieux, c’est l’on arrive à faire quelque chose d’assez compliqué : ne pas tomber dans les pièges que pourrait nous tendre notre ego !
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(1) Daniel Goleman in « L’intelligence de soi … et de l’autre »

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