Historiquement, l’entreprise a bâti sa compétitivité sur un investissement massif dans les équipements et sur les économies d’échelle. Or, dans la plupart des entreprises, ces sources ont été poussées à leurs limites. Il ne reste à explorer que le facteur humain comme avantage concurrentiel.

Ce qui signifie que pour les professionnels RH, il ne s’agit plus seulement là de « suivre » ce qui se joue, en réagissant à un besoin exprimé par d’autres. Ni de se limiter à « rendre possible », en facilitant le quotidien des responsables opérationnels. Mais bien de « conduire », en investissant le terrain de l’anticipation stratégique. L’enjeu est de contribuer à ce que l’entreprise prenne l’initiative sur ses différents marchés à partir de ses atouts humains, et pas seulement à ce qu’elle réponde au mieux aux sollicitations et pressions de son environnement.

La démarche consiste à identifier et à traiter les thématiques humaines qui peuvent impacter le succès de l’entreprise à terme. Pour les professionnels RH, adopter cette approche conduit à un véritable changement de posture et de paradigme : les RH ne sont plus d’abord une variable à aligner ou à ajuster. Elles deviennent un des inputs de la démarche stratégique. Dans le domaine des RH, il existe peu de travaux sur cette approche, qui reste encore à défricher et à formaliser.

La capacité stratégique de l’entreprise

Les années 90 avaient vu émerger une réflexion renouvelée de la stratégie, avec le courant de l’approche par les ressources ou « Resource-based view ». Il constitue pour la GRH un apport d’un potentiel considérable. Alors que la réflexion était jusqu’alors centrée sur l’analyse de l’environnement, l’approche par les ressources part d’un constat : dans un même secteur d’activité, toutes les entreprises n’ont ni la même position, ni la même performance. Chaque entreprise possède donc en son sein des caractéristiques qui expliquent sa réussite plus ou moins grande. L’approche par les ressources se centre sur les déterminants internes de la performance. Mais elle ne s’oppose pas à l’analyse concurrentielle : elle la relativise et la complète.

L’analyse va porter sur les caractéristiques spécifiques de l’entreprise qui vont constituer pour elle la source de son avantage concurrentiel. Elles formeront ses capacités stratégiques. La capacité stratégique est une combinaison de deux types d’éléments. Tout d’abord les ressources, actifs que l’entreprise détient ou est capable de mobiliser et qui peuvent lui permettre de faire la différence sur ses marchés. Une part de ces ressources est intangible : la réputation de l’entreprise, ses marques, mais aussi ce qui va être rendu possible par les hommes qui la composent. Les financiers ont des difficultés pour évaluer la valeur de ces ressources intangibles. Mais leur existence se traduit par exemple lors d’une acquisition par le paiement d’un montant additionnel : le goodwill.

Comme tout actif de l’entreprise, ces ressources doivent être activées, leur impact sur la performance de l’entreprise n’est que potentiel. C’est là qu’intervient le second type d’éléments constitutifs des capacités stratégiques : les activités, systèmes, processus au travers desquels une entreprise va employer ses ressources et les combiner pour réaliser une tâche : il peut s’agir de son savoir-faire et de l’expérience accumulée, mais aussi de sa capacité d’innovation, des interfaces internes et notamment du degré de coopération entre experts, des relations avec les clients et les fournisseurs, de la capacité d’adaptation des équipes, etc. Ces capacités stratégiques constitueront un avantage concurrentiel si elles sont distinctives de celles maîtrisées par les concurrents.

Ikea est reconnu par les professionnels du secteur comme excellent sur l’organisation interne des magasins. Cette réalité a été construite avec l’histoire et elle est fondamentale pour comprendre l’entreprise. Celle-ci est consciente de ce facteur de différenciation. Elle considère que c’est là son savoir-faire le plus précieux et qu’il est constitutif d’un avantage par rapport à ses concurrents. Elle travaille sur les nouveaux business qu’elle pourrait investir au vu de ces capacités.

En effet, au-delà de l’identification de ces capacités stratégiques, effectives ou potentielles, l’enjeu pour l’entreprise réside bien dans leur développement. C’est en disposant de capacités stratégiques renforcées que l’entreprise fera la différence sur ses marchés. C’est à partir des capacités qu’elle maîtrise ou qu’elle enrichit qu’elle pourra définir et mettre en œuvre des axes stratégiques de développement. Cette démarche conditionnera le niveau de sa croissance organique.

Avec cette approche, nous sommes très loin de la conception des RH comme variable d’ajustement. La GRH devient susceptible de procurer à l’entreprise un avantage concurrentiel sensible et durable. L’entreprise va accroître ses capacités stratégiques en identifiant et en développant les combinaisons qui lui permettront de construire et de renforcer un avantage concurrentiel. La notion de capacité stratégique intervient en tant qu’interface entre GRH et stratégie : « le chaînon manquant », en quelque sorte.

En arrière-plan, l’homme appréhendé comme un potentiel

Cette approche renvoie à une conception particulière de l’homme au travail et des ressources humaines. L’approche a du sens si elle conduit à considérer que les hommes représentent un atout potentiel, qui a un caractère latent. La valeur de ce potentiel peut ne pas se réaliser si cette contribution latente n’est pas développée.

Cette affirmation peut être vérifiée au quotidien sur le plan des individus. Nous connaissons tous des personnes dont le potentiel est sous-utilisé par l’entreprise, qui se révèlent dans d’autres activités et qui donnent tout ailleurs que dans l’entreprise. Quelle part des fonctionnalités immenses du logiciel humain l’entreprise sait-elle aujourd’hui utiliser ? Ne doit-elle pas considérer que chacun de ses collaborateurs porte en lui un potentiel spécifique et que les conditions doivent être créées pour que ce potentiel puisse éclore ?

Il est aussi possible d’appréhender le facteur humain comme un potentiel sur le plan organisationnel, au niveau de l’équipe. L’entreprise doit mettre en place ce qui permettra que se développe une dynamique collective, à partir des combinaisons entre les compétences et les motivations de chacun.

Sur le plan individuel comme sur le plan organisationnel, l’entreprise a une responsabilité quant à l’activation du talent. Va-t-elle créer les conditions pour qu’il soit révélé et mis en place ou bien va-t-elle l’entraver, et donc s’en priver ? Cette approche revient à considérer que l’homme constitue un actif pour l’entreprise, plus qu’une ressource. Il serait à ce titre l’actif le plus important de l’organisation. Puisque le facteur humain constitue un potentiel, il doit être traité dans une perspective d’investissement plus que comme un coût.

Avec le courant de l’approche par les ressources, les RH sont donc abordées comme une source potentielle d’avantage concurrentiel pour l’entreprise. Encore faut-il que celle-ci ait la volonté de développer ce potentiel à travers ses pratiques. Et qu’elle en ait la capacité, en identifiant les voies pour le faire.

Voyons maintenant comment ce que sont ces voies, en les abordant à travers deux clés d’entrée : les compétences et les caractéristiques culturelles.

Une première clé : les compétences

Pour l’entreprise, positionner certaines de ses compétences comme fondant un avantage stratégique suppose tout d’abord de les identifier, puis de les développer, tout en détaillant le mécanisme qui en fait une source de développement de l’activité.

Commençons par l’identification de ces compétences, en partant d’un exemple. Leroy Merlin France a construit une véritable filière Supply Chain en regroupant au sein d’une même Direction différents métiers auparavant éclatés : la gestion des approvisionnements, le transport des produits, leur stockage dans les entrepôts, leur mise à disposition en magasin. D’une organisation centrée sur des expertises et des localisations, avec des silos et des passerelles, cette filière est passée à des modes de fonctionnement transversaux, travaillés comme un processus allant de l’analyse des besoins du client à leur satisfaction. Ils ont été combinés à une expertise de la relation client qui constitue un atout historique de l’entreprise. En faisant travailler ensemble les différents métiers la composant sur plusieurs projets majeurs, cette filière Supply Chain a ainsi pu renforcer une compétence majeure : sa capacité à mobiliser tous les maillons de la chaîne de valeur pour satisfaire le client final, quel qu’il soit et où qu’il soit. Cette compétence est aujourd’hui analysée par Leroy Merlin comme un de ses atouts majeurs pour développer un nouveau modèle cross-canal, en assurant un service de qualité au client dans l’ensemble des canaux de distribution.

Cet exemple illustre que lorsque l’entreprise construit des compétences spécifiques, celles-ci peuvent devenir une plateforme de croissance. C’est alors la possession de savoir-faire particuliers qui va fonder la spécificité et la rareté de la proposition de valeur portée par l’entreprise.

Ces compétences peuvent s’incarner chez des individus : experts, talents, etc. Elles peuvent aussi être collectives : les connaissances organisationnelles sont alors le produit de l’intelligence collective d’un groupe de personnes, qu’ils ont fait émerger et consolidée dans leur pratique commune. Leur apparition peut être favorisée à la fois par les systèmes formels de l’entreprise, comme par exemple le fonctionnement en mode projet, et par ses routines informelles.

Au-delà de cette identification des compétences individuelles et collectives qui contribuent à sa capacité stratégique, il y a pour l’entreprise un autre enjeu : leur développement. L’entreprise veut générer de nouvelles capacités d’action en mettant en œuvre les mécanismes qui vont permettre le développement des compétences qui les sous-tendent. Quels sont ces mécanismes ? Certaines de ces compétences ne s’acquièrent que par des processus d’apprentissages collectifs, mis en œuvre dans la durée. Il y a là à la fois un mécanisme d’échange et un mécanisme de combinaison. Mais le partage des connaissances, essentiel pour en faire une capacité stratégique et les mettre à profit, reste difficile dans de nombreuses organisations.

En s’impliquant sur un nouveau marché sur la base de compétences identifiées, l’entreprise les renforcera puisqu’elle s’ouvrira un nouveau terrain d’apprentissage. Par ailleurs, en développant en interne des compétences constitutives d’une capacité stratégique, elle en augmentera la valeur puisque l’avantage concurrentiel ainsi créé sera moins facilement diffusable chez ses concurrents.

L’entreprise peut aller plus loin et se poser une question essentielle : à partir des compétences existantes ou de celles que nous pouvons renforcer, quels sont les développements envisageables pour l’entreprise et comment cela peut-il enrichir le contenu de notre stratégie ? Plusieurs voies peuvent être utilisées pour identifier de nouveaux développements. L’extension tout d’abord, l’entreprise élaborant de nouvelles offres à partir de ses capacités stratégiques existantes. C’est une approche de ce type qui peut constituer le fondement d’une stratégie de diversification. Elle peut aussi permettre d’investir des marchés qui semblaient fermés à l’entreprise.

L’entreprise peut aussi travailler à la généralisation des meilleures pratiques par la diffusion des compétences maîtrisées par une partie de l’organisation. Elle étendra des capacités stratégiques locales à l’ensemble de l’organisation et pourra ainsi développer ses activités.

Elle peut également s’interroger sur l’utilisation de ses capacités inexploitées. Ainsi, c’est parce les équipes de Procter & Gamble étaient sous-utilisées qu’elles ont découvert une molécule susceptible de ralentir la détérioration osseuse et permis le lancement d’une activité dans le médicament.

Avec l’approche décrite ici, et grâce à la médiation de la notion de « capacité stratégique », le paradigme est bel et bien inversé : il ne s’agit plus de développer les compétences nécessaires à la mise en œuvre de la stratégie, mais d’identifier à partir des compétences les axes stratégiques de développement.

D’autres approches sont possibles, qui s’appuient notamment sur ses caractéristiques culturelles.

Une deuxième clé : la culture

Comment l’entreprise peut-elle enrichir le contenu de la stratégie et quels sont les développements envisageables pour elle, à partir de ses caractéristiques culturelles ? Dès les années 80, Tom Peters et Robert Waterman, alors consultants chez McKinsey, avaient mis en évidence que la performance durablement supérieure d’entreprises comme IBM, Procter & Gamble ou McDonald’s était au moins pour partie une conséquence de leurs cultures respectives. Si la culture est appréhendée comme un ensemble de valeurs, croyances, affirmations et symboles qui définissent la façon dont l’entreprise conduit son activité, il est évident qu’elle n’est pas neutre sur ses résultats. Jay Barney a démontré dans ses travaux de recherche que la culture d’une entreprise pouvait être la source d’un avantage concurrentiel.

Lors des rumeurs d’OPA de son groupe par PepsiCo, le PDG de Danone avait estimé que la culture constituait la meilleure protection contre les opérations hostiles : « Ce qui fait la force et la réussite de Danone, c’est sa culture, la qualité de ses équipes et les modes de travail et de relations qu’elles ont créés. Personne n’aurait rien à gagner à diluer cette culture dans un grand groupe. Si on la dilue, on casse le modèle de croissance. »

Ce constat doit conduire l’entreprise à identifier les caractéristiques de sa culture qui constituent une capacité stratégique et à s’interroger sur les voies à adopter pour capitaliser sur cette dimension. Elle doit faire en sorte que ces atouts soient mieux exploités et de préciser les champs nouveaux qu’ils lui ouvrent.

Notons enfin que les compétences et la culture sont articulées. C’est parce que des schémas de pensée implicites sur ce qu’il convient ou pas de faire auront été intégrés par les collaborateurs qu’ils identifieront leur rôle au sein de l’organisation et que la coordination entre les différents métiers de l’entreprise sera fluide.

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