La pensée économique dominante, chère à l’Ecole de Chicago, considérant le profit comme seul but à l’entreprise, est chahutée. Elle ne serait plus qu’une croyance parmi d’autres malmenée par les catastrophes écologiques, scandales financiers et autres souffrances multiples au travail qu’elle a généré. Un autre modèle mental apparaît petit à petit la remplacer, celui d'une entreprise soucieuse d’être plus qu'une bête machine à transformer l'effort en bénéfice. Face à cette réflexion d'une nécessaire redéfinition de la raison d'être des entreprises, nombre d'entre-elles se sont lancées dans une quête de principes et valeurs.

Admettons qu'il y a urgence. Le monde du travail brûle. 55 % des personnes interrogées par une étude menée par Deloitte en 2017 affirment que leur emploi a perdu du sens au cours des deux dernières années. Cela se traduit sur le terrain par une dégradation du rapport au travail et par une détérioration de la santé mentale au travail (Christophe Dejours, 2014) 1. Selon le psychologue du travail Pierre-Éric Sutter, l'une des raisons de cette perte de sens s'explique par le conflit ressenti par l'employé entre son travail effectué et ses valeurs personnelles. Dès lors, recréer un attachement affectif de l’individu envers son organisation semble passer par une définition de valeurs communes auxquelles adhérer. Près d'une entreprise sur deux a d’ores et déjà franchi le pas. Malheureusement la majorité d'entre-elles réduisent la notion de valeurs d'entreprise à une simple et limitée technique de communication.

Selon Thierry Wellhoff, président de l'agence de communication Wellcom, il y a aujourd'hui un « décrochage entre les valeurs affichées par les entreprises et celles effectivement déployées et intégrées en interne » au point où l'on peut se questionner : « Que sont les valeurs pour les entreprises, si ce n’est ce qu’elles n’ont pas et qu’elles voudraient avoir ? » (François Dupuy, 2020) 2. Les employés ne sont pas dupes. Une étude Ipsos de 2018 révèle ainsi que 82% des salariés interrogés estiment que les valeurs de leur entreprise relèvent de la communication, 79% que le management n’est pas aligné sur les valeurs affichées, 73% que tout ceci n’est qu’hypocrisie.

Les exemples leur donnant raison ne manquent pas, citons en deux.

D'abord l'exemple d'une plaquette interne d'une chaîne de fastfood intitulée Normes d’éthique commerciale, détaille des valeurs dont l‘appropriation par les salariés permettrait de satisfaire le client. L’une des sept valeurs fondamentales présentées est l'engagement de son personnel se traduisant par une volonté de lui assurer « un milieu qui favorise le respect ». La réalité est toute autre. Une enquête d’octobre 2020 réalisée par Streetpress et Mediapart révèle que 78 employés sur l’ensemble du territoire français accusent cette chaîne de restauration rapide de sexisme, de discrimination systémique, d’agressions ou de harcèlement.

Enfin l’exemple d’une société de distribution de produits bio et équitables - se réclamant porteuse des valeurs de l’Économie Sociale et Solidaire - fait l’objet depuis le mois de septembre 2020 de grèves de son personnel regrettant un management faisant fi de la sécurité psychologique de ses employés et gérant les personnes comme de simples ressources financières.

Cette distorsion de la réalité a une double conséquence. Pour les auteurs d’abord, pour l’ensemble des salariés ensuite.

Les agents en interne créant et/ou partageant la communication autour des valeurs supposées de l’entreprise deviennent des éléments « d’un processus de rationalisation du mensonge, indispensable pour faire face à la souffrance éthique » et subissent une forme de maltraitance verbale de la part de leurs collègues les considérant comme des « clowns » au service d’une propagande (Véronique Bénard, 2006 3.

Cette simple ombre du mensonge autour des valeurs de l’entreprise peut aussi « empêcher la confiance de s'établir et de se développer entre les individus de l’organisation. Or, pour travailler ensemble, il faut coopérer. Et pour pouvoir coopérer, la confiance est nécessaire » (Duarte Rolo, 2013) 4.

Cette ruée vers la recherche de valeurs, initiée pour redonner du sens au travail, a finalement, sous le poids des services communication, intégré pleinement l’hypocrisie organisationnelle décrite par le professeur et théoricien Nils Brunsson. Ce dernier présente l’hypocrisie organisationnelle comme un mode de management des contradictions entre les dires, les décisions et les actions. Cette pratique permet de mobiliser les collaborateurs tout en satisfaisant les exigences d’ordre moral et éthique. Pour que ce type de management perdure, l’hypocrisie doit rester secrète. Démasquée, elle court le risque d’être rejetée aussi bien en interne qu’en externe.

L’intégration des valeurs dans la stratégie de communication des entreprises leur confère, de facto, une dimension narrative. Ce qui compte n'est pas tant ce que l'on fait de ces valeurs que ce que l'on en raconte. Elles viennent ainsi compenser le déficit de considération du réel. Réduites à de simples leviers de légitimation et de valorisation auprès de l'extérieur, devenues porte étendard d'une réalité fantasmée, la définition de valeurs communes auxquelles adhérer échoue dans la volonté initiale de réenchantement des organisations. Rien de plus attendu car c'est notamment en réduisant l’écart hypocrite entre profession de foi, comportements et actions que les entreprises arriveront à fédérer

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