Il est toujours plus facile de prévoir a posteriori. Les sollicitations, les tentations sont pourtant nombreuses aujourd’hui pour prévoir le monde d’après du travail quand se conjuguent la covid, les évolutions technologiques et les ruptures sociétales, ressenties confusément, même si l’on ne sait en décrire précisément les contours.

Trois postures semblent s’imposer pour prévoir le travail de demain, trois postures qui ont deux caractéristiques principales : d’une part elles correspondent à des visions du monde, des façons de se représenter la réalité même si leurs hérauts les voient comme des évidences ; d’autre part elles sont liées entre elles, voire se succèdent, s’enchainent.

La première posture consiste à considérer que le monde d’après sera différent ; c’est une tentation permanente de considérer que le monde après soi sera forcément différent de celui et la posture est confortée quand des crises surviennent. Et quand la crise est brutale, universelle et profonde comme avec la covid, l’émergence d’un monde nouveau paraît encore plus s’imposer au plus grand nombre. La deuxième posture consiste, par simplification exagérée, à réduire le monde nouveau à un ou deux phénomènes saillants, au télétravail par exemple dans le cas de la crise sanitaire débutée en 2020. Cette nouvelle modalité de travail se voit alors parée de tous les avantages : le plaisir des pantoufles pour les salariés, la diminution des frais immobiliers pour les entreprises, la moindre consommation de transport pour la planète et le monde de changer enfin alors que les forces du mal managérial voulaient empêcher ce progrès. La troisième posture, à la suite de la précédente, ressemble au dégrisement du lendemain de fête, quand on se met soudain à questionner ses engouements de la veille. On avait enfin trouvé la solution miracle, le travail sans peine socialement responsable et soudain, certains commencent de s’interroger d’une baisse de l’engagement ; les salariés sont certes contents, pour beaucoup, de l’attitude de leur manager à leur endroit, mais ils ne semblent plus concernés par l’entreprise : beaucoup sont satisfaits (pas tous), mais pas forcément performants.

Il faut alors reprendre la question avec un peu plus de nuance, en évitant toute généralisation, pour permettre à chacun, entreprise ou salarié, de reconsidérer de manière plus réaliste ces sujets qui ne s’enrichissent pas plus que les autres à une attitude militante ou systématique. Pour ce faire trois approches peuvent nous aider. La première consiste à prendre la mesure des surprises vécues par chacun en matière de télétravail pendant les derniers mois ; la deuxième invite alors à repérer les manières de mal penser la question du télétravail et la troisième, évidemment, à aborder la question correctement.

L’intérêt des surprises

La crise sanitaire a causé au moins trois surprises aux dirigeants, managers ou collaborateurs. La première a souvent été une grande réactivité de la plupart pour basculer dans un monde de télétravail, même pour certains qui ne l’avaient pas encore pratiqué ; c’est souvent le manque de matériel et l’incapacité des systèmes d’information qui ont freiné le mouvement, plutôt que les réticences des acteurs. Beaucoup ont eu l’impression que de toute part, du côté de l’organisation des entreprises ou des salariés, la rapidité du changement rompait avec l’idée convenue de la résistance au changement. La question était de savoir si c’était là une conversion profonde ou une réaction presque reptilienne à une crise inédite et effrayante qui incitait souvent à un activisme rassurant.

Cette surprise s’est accompagnée d’une seconde, propre à toute crise, quand les personnalités se révèlent, quand ceux qui trainaient les pieds font preuve de créativité, d’engagement et d’initiative alors que les plus entreprenants et assertifs en période de croisière se liquéfient soudain face à l’urgence et à l’inconnu. C’est une surprise qui conduit à beaucoup d’humilité quant à notre supposée intelligence des autres, et même de nous-mêmes.

Enfin certains ont connu une troisième surprise avec les opportunités insoupçonnées du télétravail. C’est le cas de cette entreprise exportatrice de machines-outils sophistiquées. Faute de pouvoir envoyer un ingénieur commercial à l’autre bout du monde, elle a organisé des visioconférences avec le prospect en réunissant autour du commercial une équipe de techniciens, d’experts et de spécialistes qu’il eût été trop couteux de faire voyager : c’est à la qualité de cette démarche de vente que l’entreprise attribue l’obtention du marché. Il n’est donc pas impossible que nombreuses autres surprises aient pu survenir dans les opérations concrètes de chaque entreprise.

Les mauvaises manières d’aborder le télétravail

Surprises certes, mais il faut aussi mettre en évidence trois manières insuffisantes d’aborder la question du télétravail.

La première est celle des MM, les millénaristes du management, les radicalisés du progrès managérial, les prophètes du sens de l’histoire ; ceux-ci voient dans le télétravail le signe du sens de l’histoire, un progrès humain indépassable qu’attendaient les travailleurs, un glissement enfin réalisé vers la source du bonheur au travail, de l’harmonie entre vie professionnelle et vie personnelle ; ils aiment à imaginer que les entreprises et le management s’opposent au télétravail ce qui en fait un terrain bienvenu de lutte et de revendication. Les MM ont généralement tendance à occulter la réalité du terrain, dans la diversité des situations, des entreprises, et des représentations individuelles vis-à-vis du travail dont ils sous-estiment l’éclatement. La réalité du terrain se résume pour eux à la tendance statistique des enquêtes. Pour ceux qui prennent la peine d’aller sur le terrain, dans les grandes entreprises certes mais aussi dans les petites et moyennes, loin dans les territoires, ils connaissent une réalité bien différente, plus nuancée, moins idéologique.

La deuxième manière de mal prendre le problème c’est qu’à force de voir dans le travail un facteur de désengagement – il y a en effet beaucoup d’observations de terrain permettant d’en défendre l’idée – on réduise la question de l’engagement à celle du télétravail. C’est une mauvaise manière de voir parce que, malheureusement, la question de l’engagement est plus complexe que cela. Elle est peut-être liée au télétravail, mais pas seulement : par exemple, on n’a pas encore pris la mesure de ce que le travail soit progressivement devenu second dans nos sociétés et les pratiques managériales font implicitement l’hypothèse qu’il est encore premier. On ne prend pas non plus la mesure que dans l’engagement dans le travail et l’entreprise il n’y a pas qu’une cause et un remède managérial : la diversité et variété des représentations individuelles liées au travail, développées à l’école, dans les séries, dans les structures affectivo-partenariales ou dans des médias pas toujours très objectifs est peut-être aussi à considérer pour aborder la question de l’engagement. On ne peut non plus s’empêcher de penser que le monde du travail d’après-covid risque d’être bien différent, les besoins d’engagement y seront plus importants, la sanction du manque d’engagement beaucoup plus sévère.

La dernière manière de mal aborder le télétravail consiste à oublier qu’il demeure un mode de collaboration, de travail ensemble ; on pourrait dire que c’est un outil, au sens de ce qui permet de faire un travail. L’oublier, c’est prendre le risque de l’outil : on peut lui donner tellement d’importance que l’on ne réfléchit plus à la manière de l’utiliser, à la responsabilité, aux exigences qui lui sont inhérentes. On peut aussi avoir tendance à le croire utile dans toutes les situations, pour tous les modes de travail et, surtout, (on commence de le voir apparaître), à force de l’imposer, on génère de fortes réactions de rejet. Il est donc simplet d’être pour ou contre le télétravail, comme si on pouvait être pour ou contre le marteau ou le tournevis.

Les bonnes manières

Alors quelles sont les bonnes manières d’aborder la question du télétravail ? La première, c’est de faire une analyse sérieuse des expériences conduites depuis un an. Au-delà des discours convenus selon lesquels tout le monde a été un héros durant cette crise, il est temps maintenant d’en venir à une analyse sérieuse de ce qui a été expérimenté en matière de télétravail : ce qui a pu être bien fait, ce qui a été laissé de côté, les facteurs et situation d’engagement, les dérives contraires, la télétravail sur le mode travail ou sur le mode télé, les innovations grâce au télétravail, mais aussi tout ce qui n’a pu être fait, toutes les opportunités manquées. Il s’agit enfin de se sortir du syndrome de l’écran : chacun a bien vu les limites de l’image et de l’écran quand le visage y est déformé comme le réel, quand on ne voit qu’un bout de la réalité sans tout ce qu’il y a autour, avant et après le créneau de la rencontre ; il en va de même de la réalité du télétravail, il est temps de regarder autour et au-delà des apparences.

Une deuxième piste consiste à réexaminer calmement les exigences du business en termes d’engagement des collaborateurs. Selon que, sans pudeur mal placée, on considère que l’efficacité dépend ou non de l’engagement des salariés, on n’abordera pas de la même manière les possibilités et les utilités du télétravail. Il y a trop de discours complaisants et parfois hypocrites sur l’engagement au travail : si l’on considère ne pas en avoir vraiment besoin, qu’on accepte alors les formes de travail les plus économes en immobilier et déplacement : mais il ne faudra pas se plaindre du manque d’engagement si le business venait à le rendre nécessaire.

La dernière piste, déjà développée dans ces chroniques, consiste à prendre la mesure des évolutions en cours, dans la situation économique et sociale de notre pays. Il n’est pas impossible que le thème du bonheur au travail ait pris un sérieux coup derrière les oreilles avec la pandémie ; il n’est pas impossible de penser que la question du travail, de sa valeur pour la personne, l’entreprise et la société, va redevenir centrale. Peut-être que la fin programmée de la sédation au « quoi qu’il en coûte » remettra la question du travail et de la collaboration au centre des débats dans nos organisations ; il deviendra alors raisonnable de remettre la question du télétravail à sa juste place.

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