De la gestion de stock vers une approche spéculative
Lorsqu’un citoyen achète son habitation, il acquiert un logement en même temps qu’il réalise une opération patrimoniale puisqu’il répartit ses actifs en investissant dans la pierre, en parallèle à ses probables économies placées dans différents livrets bancaires. En outre, l’effet de levier permis par un crédit va enrichir son capital à terme. Souvent, il investit dans l’immobilier en imaginant une revalorisation et une plus-value future ; selon la situation de l’immeuble, l’évolution de la population dans la région, et en fonction d’autres paramètres propres au produit, il peut à moyen terme envisager revendre son bien plus cher. Le caractère spéculatif apparaît de plus en plus important pour les investisseurs. En matière de compétences le phénomène est identique. L’accès au capital humain pose un problème aux entreprises : l’employeur qui recrute, doit-il rechercher un profil susceptible d’assurer à court terme les missions du poste pour lequel le besoin a été détecté ? ou embaucher une personne dont le potentiel permettra d’évoluer et de s’adapter aux besoins futurs ?
Cette question a toujours été présente dans l’esprit des directeurs des Ressources humaines, néanmoins elle devient aujourd’hui centrale dès lors que des changements permanents transforment sans cesse les métiers et modifient les compétences requises.
De la matière à la manière
La compétence ce n’est pas ce que l’on sait, c’est ce que l’on fait quand on ne sait pas
Deux visions de la notion de compétence sont à prendre en compte : une conception statique - il a des compétences parce qu’il possède les ressources pour traiter cette situation (approche accumulative) - et une conception dynamique (approche spéculative) - il est compétent car il sait mobiliser ses ressources pour s’adapter à toutes les situations :
1. La compétence est « un stock », une accumulation de ressources, un patrimoine détenu par un individu ou une équipe. La société a mis en place des systèmes diplômants pour évaluer et certifier les acquis des étudiants et citoyens ; de leur côté, les entreprises publiques et privées se doivent d’anticiper en ciblant les postes qui vont évoluer et pour lesquels les compétences actuelles des salariés deviendront obsolètes ou insuffisantes. Cette approche statique, très en phase avec les modes gestion traditionnels et le modèle classique d’organisation du travail, celle qui prédomine dans les dispositifs de GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences) vise à identifier les métiers à créer ou à supprimer, à définir les compétences requises, pour ensuite mettre en place des plans de formation à l’attention des individus-sujets. Les besoins de formation qui doivent être évalués par l’employeur vont déterminer le contenu du plan, appelé Plan de développement des compétences dans la nouvelle loi*.
2. La compétence est « un flux », une combinaison de ressources, un processus, un mouvement, une dynamique qui met les personnes dans un rapport « responsable » avec le contexte de travail. Celles-ci, confrontées aux situations variées, mouvantes, mobilisent leur potentiel en vue d’agir en s’adaptant au contexte ; les compétences d’un individu sont les applications concrètes de son effort pour s’adapter. Chacun, par la manière singulière qu’il a d’agir en situation, dessine son profil de compétences. Il n’y a pas de besoin de formation, il n’y a que des besoins de compétences qui doivent être traités en premier lieu par l’individu-acteur. Le CPF - Compte Personnel de Formation - veut rendre le citoyen acteur de sa formation. D’autres lois* récentes participent de cette conception nouvelle de la compétence.
Nous possédons des compétences - ce que l’on sait faire - qui ne disent rien de notre potentiel - ce que l’on peut faire. C’est bien à chaque homme et à tout citoyen que revient la responsabilité de faire émerger de nouvelles compétences. La personne qui maîtrise une compétence - structure de surface - possède une capacité qui lui procure un potentiel d’action - structure profonde - pouvant être ensuite mobilisée de manière concrète dans une infinité de situations. Par exemple, l’individu « voleur de voitures », agit grâce à ses nombreuses aptitudes (observation, analyse, dextérité, célérité, discrétion, …) qu’il interprète dans cette situation particulière et peu morale. Cette « compétence » génère chez lui un potentiel d’action qui lui permet, s’il le désire, de déployer un nombre infini de compétences différentes dans d’autres domaines plus en phase avec les besoins de la société.
« Il n’y a de richesse que d’homme » Jean Bodin
Il y a donc plusieurs manières d’analyser une ressource humaine ; une première grille de lecture fait référence à la vision statique et s’appuie principalement sur le CV, sur le parcours passé ; mais l’autre conception envisage le projet de la personne, ses envies, ses aspirations et l’appropriation du rôle attendu avant l’acquisition des connaissances. Chacun d’entre nous est doté de capacités multiples, d’un potentiel - puissance ou pouvoir d’action - qu’il va mobiliser selon les circonstances et en fonction de ses choix personnels.
Du latin speculum, appelé « miroir d'âme » par les Anciens, la spéculation suppose une rupture, oriente notre énergie, propulse nos dispositions vers d’autres avenirs possibles plus en phase avec nos aspirations ; car l’individu qui s’interroge dans le miroir voit au-delà de son image. En matière de gestion de compétences c’est un moyen d’agrandir notre vision, d’élargir notre prospection et d’affiner notre projet. L’homme n’est pas déterminé à occuper telle fonction, il est perfectible, car il est en construction permanente, il devient ce qu’il fait au fur et à mesure de son itinéraire, de son histoire. Cette logique de compétence veut que nous dépassions nos peurs et que nous mobilisions toutes nos ressources au service de notre projet. La formule bien connue, « Il n’y a de richesse que d’homme », signifie que le potentiel humain est sans limite puisqu’il n’existe pas en réalité : il est une pure spéculation.
Mais le voyage dans l’archipel des compétences* n’est pas sans risque parce que changer, évoluer, demande un effort ; nous avons besoin d’être motivé et de percevoir notre intérêt pour mobiliser notre attention, pour engager nos ressources mentales afin de donner vie à nos intentions. Or, peu de gens font l’effort de comprendre la nature singulière de leurs désirs, de leurs dispositions afin d’exploiter leur potentiel d’action. Comme pour le domaine financier, il y a, en matière de gestion de compétences, plus de spéculateurs - profiteurs, prêts à saisir des opportunités de carrière, que de véritables spéculateurs - investisseurs qui construisent rationnellement leur itinéraire professionnel selon une méthode cartésienne*.
La compétence à s’orienter
« Là où il y a de la volonté, il y a un chemin » ; formule attribuée à William Churchill »
La ligne droite, le parcours linéaire, est aujourd’hui une illusion en matière de gestion de carrière ; à quelques rares exceptions, le citoyen contemporain va vivre des événements imprévus, des périodes de chômage, d’incertitude, de transition qui l’obligeront à effectuer des remises en question régulières. Comme le promeneur en forêt* qui essaie de suivre un chemin rectiligne se retrouve égaré trois kilomètres plus loin, à l’écart du trajet prévu. Pour avancer vers un but éloigné devant lui, il devra régulièrement faire des points, choisir à chaque étape quelques arbres dans l’alignement qui vont lui servir de repères. De même, aujourd’hui plus qu’hier, une personne qui souhaite évoluer soit à l’intérieur ou à l’extérieur de son organisation actuelle, doit faire des points réguliers avec un conseiller pour se situer, s’informer et s’orienter ; il doit, pour réussir une mobilité, travailler à la construction et à la révision permanente de sa trajectoire professionnelle ; parfois le projet guide le chemin, le plus souvent c’est le chemin qui éclaire le projet. La « compétence à s’orienter » est donc un levier indispensable pour choisir une activité et pour gérer efficacement les transitions professionnelles ; elle fait partie des compétences de base de « l’honnête homme »
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L’archipel des compétences* est un concept développé dans l’ouvrage : « jouer des compétences pour évoluer et s’orienter ... »
Pure* spéculation : qui n’a pas été polluée, travestie, qui est sans défaut sur le plan moral.
Promeneur en forêt* : René Descartes, dans le « Discours de la méthode », compare le philosophe à un voyageur égaré en forêt.
La méthode cartésienne* suppose le doute pour bien conduire sa raison.
Loi* n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, titre 1er : Vers une nouvelle société de compétences.
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