Pourquoi et comment ?

Les outils de communication numériques sont ultra-présents dans le travail quotidien des salariés. Ce constat est valable quelle que soit leur fonction et quel que soit leur secteur d’activité. La communication en entreprise a en effet certainement été l’un des domaines, si ce n’est le domaine, le plus fortement impacté par la transformation digitale, et ce, depuis le début de cette transformation. Boite mail de l’entreprise, téléphone portable, SMS font aujourd’hui souvent parti du package de base des outils de communication des salariés. On y retrouve également très souvent des boites mail d’autres services numériques (LinkedIn par exemple) ou encore des fils d’échange sur des outils collaboratifs/projet (« Conversation » sur Teams par exemple). A tout cela, dans un contexte où les frontières entre la vie professionnelle et la vie privée sont de plus en plus atténuées, viennent aussi s’ajouter les outils privés de communication numérique (un autre téléphone portable parfois, une autre boite mail très souvent, etc.).

Ces outils de communication ont apporté et apportent beaucoup. Communications et échanges d’informations extrêmement plus rapide, possibilité de toucher plus de personnes en dehors de son premier cercle professionnel, possibilité d’échanger avec des collègues à des milliers de kilomètres, à moindre coût et par visio-conférence… Ces outils de communication demeurent néanmoins ambivalents dans leurs effets. Les effets négatifs engendrés par ces derniers sont nombreux. Les conséquences sur la santé, notamment en termes de stress et de fatigue, peuvent être importantes. La crise sanitaire amplifie un certain nombre de ces aspects négatifs. Cette amplification appelle plus que jamais à fixer un cadre de travail numérique. Pour être efficace, il devra être animé par les lignes hiérarchiques de l’entreprise. Si son enjeu central est d’assurer la santé et la sécurité des collaborateurs, il constitue également une réelle opportunité pour les entreprises d’innover en termes de santé et de sécurité au travail ainsi que d’ajouter des points tangibles à leur marque employeur.

Cet article, articulé en trois points, présente dans un premier temps « les revers de la médaille » des outils de communication numérique, aborde ensuite la question du cadre de travail et de l’autorité en expliquant pourquoi ce ne sont pas des « gros mots », et propose enfin des pistes d’action pour établir un cadre de travail numérique au sein d’une équipe.

  1. Les outils de communication numérique. Les revers de la médaille.

Comme évoqué précédemment, les apports des outils de communication numérique sont nombreux. La crise sanitaire actuelle le prouve encore en permettant le maintien d’une partie de l’activité économique du pays à distance et en assurant ainsi la santé et la sécurité d’un grand nombre de salariés. Dans le même temps, la période de nous traversons a révélé, souvent exacerbé, certains effets négatifs du recours au numérique. La presse se fait en effet régulièrement l’écho des difficultés soulevées par l’usage intensif du numérique comme la « zoom fatigue », le présentéisme numérique exacerbé ou encore les « incivilités numériques ». De manière non exhaustive, on peut identifier quatre grandes catégories d’effets négatifs liés à l’usage des outils de communication numérique :

  • Les effets liés au nombre de canaux de communication ou l’effet « millefeuille » (1). Dans un article de 2007, Michel Kalika et ses collègues ont identifié l’apparition d’un phénomène d’empilement des moyens de communication. Chaque nouvel outil de communication est supposé remplacer ses prédécesseurs. Au lieu de cela, on assiste à un empilement des outils de communication, démultipliant les canaux à gérer par un même salarié.
  • Les effets liés à la nature même des canaux de communication. Les effets sont multiples : risque d’effets « zappings » et de déconcentration (un SMS qui arrive alors qu’on est en train de rédiger un document important par exemple), la fatigue cognitive (on parle aujourd’hui de « zoom fatigue » (2) mais on sait depuis longtemps qu’une réunion en viso-conférence requiert une attention accrue), le stress lié à une pression à la réponse immédiate
  • Les effets liés au contenu des échanges eux-mêmes. En 2018, Aurélie Laborde alertait sur les risques des incivilités numériques (3) sur la santé des salariés. Manque, voire absence, de politesse dans les e-mails, jeux tactiques (comme le fait de mettre en copie « la terre entière » pour se couvrir), jeux de désengagement (en passant le sujet brulant à traiter à quelqu’un d’autres), etc.
  • Des effets plus globaux comme le présentéisme numérique (le fait de rester connecté longtemps pour montrer que l’on travaille), l’opportunisme numérique (comme le fait de répondre rapidement à son supérieur hiérarchique même en dehors des heures de travail), etc.
  1. Cadre de travail. De quoi parle-t-on ?

Qu’ont en commun un match de rugby, un concert de musique et une partie de jeux d’échecs ? Un cadre. Un cadre qui permet le déroulement des actions et interactions de l’ensemble des protagonistes. Un cadre qui définit des règles, des manières d’agir avec des objets, des manières d’interagir avec des personnes, ce qui est permis/non permis, les objets matériels à utiliser et leurs usages... Sans ces cadres, il n’y aurait pas de match de rugby, ni de concerts, ni de partie d’échecs. C’est ce qu’Erving Goffman a explicité dans nombreux de ses ouvrages et notamment dans « Les cadres de l’expérience ». Le travail en entreprise a, comme les autres champs d’interaction humaine, également besoin d’un cadre pour permettre à chaque salarié de pouvoir tenir son rôle et réaliser sa mission. Fournir un cadre de travail, c’est s’assurer du fait que chaque salarié connaisse ses missions (et leur sens), qu’il connaisse l’organisation du travail et que les modes relationnels soient définis.

Notons, dès à présent que le cadre de travail doit énumérer les comportements proscrits au sein de l’équipe, tricher, mentir, manipuler, et pour le manager, le fait de manager par la peur ou à la promesse par exemple. Il est également important de rappeler que, selon le Larousse, encadrer » c’est « assurer auprès de personnes un rôle de direction, de formation ; mettre sous une autorité en constituant un ensemble hiérarchique ». Lorsque l’on énonce cette définition auprès de professionnels en formation de managers, 10 à 30% de l’auditoire sursaute en entendant les mots « diriger », « autorité » et « hiérarchie ». Mais c’est confondre autorité et autoritarisme. Incarner l’autorité, c’est, être capable d’établir et de faire respecter des règles qui s’appuient sur des valeurs communes. Cela diffère de l’autoritarisme qui consiste à faire appliquer, souvent par la peur, des règles édictées uniquement par le top management. Faire preuve d’autorité est aussi indispensable que le fait de donner une direction. On ne peut en effet, revendiquer un management qui soit participatif qu’à la condition que chacun sache où il doit aller. Faire cette distinction est primordiale à une époque où l’on oublie que l’autorité n’a rien d’un mal et qu’elle est nécessaire, et où certains confondent intégrité managériale, bienveillance et finalement, absence de courage managérial, favorisant, disons-le, des modes relationnels « copains-copains » au sein de l’entreprise.

Les points suivants présentent des pistes d’action pour mettre en place un cadre de travail au sein d’une équipe.

  1. Il peut être fixé par le manager (ou la direction) ou co-construit avec les collaborateurs. Dans les structures où le climat organisationnel est sain, il sera préférable de le co-construire avec ses collaborateurs en s’appuyant sur les valeurs ou la mission de l’entreprise. Si par exemple, l’une des valeurs de l’entreprise est la responsabilité, il sera important de l’inscrire dans le cadre de travail comme une règle de conduite : « Je suis responsable », rédigée de manière claire et affirmative. Cette notion de responsabilité devra alors être déclinée en actes et attitudes qui devront être adoptés par l’ensemble des membres de l’équipe. On peut également indiquer dans le cadre des éléments de culture propres à l’organisation tels que les règles en matière de communication, « je tutoie mes collègues » ou « je salue tous les membres de mon équipe le matin ». Naturellement, le manager, lui aussi, en tant que membre à part entière de l’équipe se devra d’exprimer ce qui lui semble important dans la gestion quotidienne de son équipe. On retrouve par exemple très souvent dans les cadres managériaux la notion d’écoute, il convient donc de définir avec ses collaborateurs ce l’on entend par le fait d’être à l’écoute. En ces temps de travail distanciel, la perception d’être écouté et entendu de ses collègues revient souvent à « j’allume ma webcam lorsque je suis en visioconférence ». En revanche si le climat social est délétère et les relations d’équipe compliquées, il reviendra au manager, voire à la direction de fixer le cadre de travail, d’en donner le sens aux salariés et de leur exprimer clairement ce à quoi ils s’exposent s’ils ne le respectent pas. Dans tous les cas, que ce cadre soit fixé ou co-construit, le manager devra lui-même en respecter toutes les règles avec une exemplarité absolue.
  2. Une fois rédigés, ces éléments seront affichés sur des tableaux ou des paper-baords physiques ou virtuels. A chaque nouveau recrutement, avant même de décider si oui ou non le candidat est retenu, il conviendra de lui présenter ces règles en lui indiquant que, s’il souhaite vous rejoindre, qu’il devra s’engager à les respecter et à les incarner. A titre d’exemple, l’une des règles les plus fréquemment inscrites dans les locaux de Google partout dans le monde est « Share knowledge », ou en français « je partage mon savoir ». Ainsi, toute personne qui entre chez Google doit comprendre que si elle possède une information, celle-ci doit être partagée au maximum et servir l’intérêt de l’entreprise et donc du client, et ne doit en aucun cas permettre à quelques-uns de se constituer une forme d’influence ou de pouvoir.
  3. Une fois formalisées, ces règles de vie, qui unissent votre collectif, doivent faire partie de vos éléments de langage quotidiens. Pour reprendre l’exemple de la responsabilité, si c’est une règle qui a été définie dans le cadre de travail, il incombera au manager lorsqu’il présentera les objectifs d’activité de rappeler à l’équipe que chacun est responsable de ses résultats, qu’il peut donc agir pour les atteindre. De même, si vous évaluez l’atteinte de ces mêmes objectifs, qu’ils n’ont pas été réalisés, que le collaborateur avance des arguments qui semblent être en réalité des excuses, rappelez-lui qu’il s’est engagé envers vous et envers ses collègues et qu’il est toujours responsable et donc en capacité d’agir sur ses résultats et que vous serez là pour l’accompagner.
  4. Lorsque le cadre de travail est posé, connu de tous et respecté, s’il est vivant et que tous les membres de l’équipe se l’approprient, on peut alors créer, développer, co-développer, gamifier, improviser, piloter l’activité comme on le souhaite parce que ce qui fait sens pour le collectif est garanti. Néanmoins, il conviendra de rester vigilant face à la gamification à outrance, qui répond à une évolution consumériste de notre société. Le travail se consomme, comme on consomme n’importe quel produit, à ce titre il ne peut être le lieu d’aucun ennui, ni frustration. Cela a pour conséquences d’épuiser les équipes RH qui s’évertuent à imaginer des processus qui soient « fun », alors même que ceux qui existent déjà ne sont pas totalement exploités. Il est donc conseillé de partir des processus existants, de s’assurer de leur bonne mise en œuvre et de leur efficience et d’intégrer, dans les objectifs annuels des managers, des indicateurs RH sur lesquels ils seront évalués et incentivés, au même titre que tout autre objectif d’activité.

3. Fixer le cadre de travail numérique. Comment s’y prendre ?

Un cadre de travail est donc indispensable au bon fonctionnement d’une équipe. Il précise les missions, le sens de ces missions, les moyens, qui fait quoi et les manières d’interagir. C’est sur ce dernier point, les manières d’interagir, qu’il est devenu urgent de définir le cadre de travail numérique. Comme nous l’avons déjà évoqué, les effets négatifs de la communication numérique sont nombreux. Alors comment s’y prendre ?

Il nous semble essentiel de noter, dès à présent, qu’il n’y a pas une manière de procéder et surtout qu’il peut exister plusieurs cadres de travail numérique en fonction des besoins, manières de travailler des équipes, ainsi que des types d’interactions avec les clients internes et externes. Marie Bia-Figueiredo a clairement démontré dans sa thèse en 2008 (4) qu’il existe des usages différents de l’e-mail en entreprise. Schématiquement, on échange vite et beaucoup dans le département Recherche et Développement, quand tous les mots sont pesés dans le service juridique. Toutes les personnes ayant travaillé sur des aspects commerciaux savent que, souvent, des ventes se gagnent à la fois par à la rapidité des réponses mais aussi par la disponibilité de l’interlocuteur pendant la journée (et parfois en dehors du temps de travail).

Le cadre de travail numérique doit fixer les canaux numériques de communication au sein de l’équipe, ainsi qu’avec les clients internes/externes, les usages attendus et proscrits. Il est essentiel que ces règles soient mises en place au niveau de l’équipe (tout en respectant les règles de l’entreprise s’il y en a), et qu’elles soient animées au niveau de l’équipe et par le manager. L’objectif est d’aller plus loin qu’une charte, qui a par ailleurs déjà le mérite d’exister si elle existe, mais qui présente le désavantage d’être statique. Plusieurs étapes peuvent être suivies.

  1. Analyser les usages actuels de l’équipe en fonction des types d’interlocuteurs, et les avantages et difficultés soulevés par ces usages. Cette analyse peut se faire de différentes manières : au cours d’une réunion plénière avec un système de post-it, lors des entretiens annuels (ou tout autre point d’échange individuel avec les membres d’une équipe), en demandant à quelques collaborateurs d’analyser pendant une semaine leurs usages, par un questionnaire (…). Ces moyens ne sont pas exclusifs les uns des autres. Dans tous les cas, il est incontournable d’aboutir à une analyse qui sera présentée à l’ensemble des membres de l’équipe, avec une analyse précise des difficultés rencontrées lors des usages des outils de communication numérique.
  2. Sur la base de cette analyse, il sera possible de bâtir ce cadre numérique de travail. Comme nous l’avons vu dans le point 2, il est possible de travailler sur le cadre de travail de manière coopérative, si l’ambiance le permet, ou de manière descendante, si l’ambiance ne le permet pas. Par sa nature, il nous semble que la mise en place du cadre de travail numérique peut se faire de manière collaborative. En tout état de cause, et de manière non exhaustive, les points suivants devront être adressés :
    1. Quels sont les canaux de communication à privilégier, avec qui et dans quel contexte ? Pour la communication au sein de l’équipe par exemple, privilégie-t-on les e-mails ou les « conversations » sur des outils comme TEAMS ?
    2. Quels sont les délais de réponses attendus et comment elles doivent se faire ? Pour des e-mails par exemple, s’engager à répondre dans les deux jours et uniquement si l’on est destinataire de l’email.
    3. Quelle doit-être la forme des contenus ? Pour un e-mail, doit-on privilégier ou non la forme « bonjour, texte, cordialement, signature » ? Pour un email toujours, doit-on privilégier les formules de politesse (pour passer, par exemple, du « merci de faire quelque chose », qui est en réalité un ordre et non une formule de politesse, à « Pourrais-tu STP faire quelque chose ») ?
    4. Quelles sont les périodes d’utilisation ? L’enjeu est là d’éviter la porosité entre la sphère privée et la sphère professionnelle.
  3. Animer. Pour éviter de retomber dans les travers, statiques, d’une charte, il est indispensable que le manager de l’équipe fasse vivre ce cadre de travail numérique. Les leviers sont multiples :
    1. En accompagnant les membres de l’équipe sur les règles fixées. Tout changement ne se fait pas du jour au lendemain, et tous les collaborateurs n’ont pas les mêmes rythmes d’appropriation.
    2. En rappelant lors des différents rituels managériaux l’importance et les règles du cadre de travail numérique (réunions, entretien annuel, points individuels…).
    3. En soutenant les membres de son équipe, face à un client interne/externe mécontent lorsque les règles du cadre de travail numérique ont été respectées et que cela a engendré un mécontentement.
    4. En montrant l’exemple.
  4. Faire évoluer si nécessaire. Ce qui est vrai aujourd’hui ne l’est pas nécessairement demain. Les règles fixées aujourd’hui ne seront pas nécessairement pertinentes dans un contexte qui aura changé. La crise sanitaire est là pour le rappeler. Il en est de même des usages d’un même outil de communication numérique qui évoluent souvent dans le temps. Il est dès lors indispensable de rester à l’écoute (notamment des signaux faibles des difficultés que commenceraient à rencontrer certains collaborateurs) et d’être flexible en étant capable de réorganiser totalement le cadre de travail numérique en cas de besoin comme une crise sanitaire.

Cet article s’est principalement intéressé aux outils de communication numérique pour évoquer le cadre de travail numérique. Comme évoqué au début de cet article, les outils de communication numérique sont en effet aujourd’hui incontournables dans l’activité des salariés. Ce ne sont néanmoins pas les seuls outils numériques existants et utilisés par les salariés dans le cadre de leur activité. On peut notamment citer l’utilisation des logiciels de bureautique, des logiciels entreprises, l’utilisation d’internet et/ou de l’intranet de l’entreprise. Avec ces outils aussi, on peut constater des effets négatifs comme l’infobésité (5) ou la fatigue oculaire numérique (6). Le cadre de travail numérique peut donc tout à fait être étendu à ces outils numériques.
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  1. Effets « millefeuilles ». Pour en savoir plus : http://michelkalika.com/wp/wp-content/uploads/2018/12/2007_RFG.pdf
  2. Zoom fatigue. Pour en savoir plus : https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/zoom-fatigue-pourquoi-les-discussions-en-visioconference-sont-si-epuisantes-20200423
  3. Incivilités numériques, pour en savoir plus : https://journals.openedition.org/rfsic/2225
  4. Thèse de Marie Bia-Figuereido, 2008, « Contribution à la compréhension et à la gestion de l’appropriation des TIC : Le cas de la messagerie électronique »
  5. Infobésité : la multiplication des informations disponibles, sur certains sujets, amènent un problème de gestion de cette surinformation. Pour en savoir plus : https://www.carriere-informatique.com/actualite/emploi/1872/l-infobesite-un-fleau-dans-le-monde-du-travail
  6. Fatigue oculaire numérique : le fait de ressentir de la fatigue au niveau de ses yeux et suite à une utilisation prolongée d’outils numériques. Pour en savoir plus : https://www.estrepublicain.fr/magazine-lifestyle/2020/01/10/fatigue-visuelle-souffrez-vous-du-syndrome-de-deficience-numerique

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