Puisse chacun prendre le temps de lire ses courriels ou l’historique de ses réseaux sociaux depuis le début de la crise sanitaire ! Reconnaissons que nous avons tous lu, dit, partagé beaucoup de bêtises et je crains que ce ne soit pas terminé. Les historiens de demain nous donneront des leçons de modestie : toutes les évidences et idées simples développées sur la crise, le virus, les politiques nécessaires, les modes de traitement et les vaccins, tout ce que nous considérions comme évident du haut de notre sainte ignorance se brisera contre la réalité qui nous paraîtra alors évidente. Les donneurs de leçons des plateaux-télé de demain se moqueront des certitudes changeantes de leurs prédécesseurs.

En matière de management, chacun est tout autant expert qu’en épidémiologie, virologie ou politique sanitaire ; on a souvent des convictions aussi solides que nos certitudes sur la covid. Prenons quelques exemples : on espère que des transformations organisationnelles suffisent à générer de la performance, on s’enorgueillit d’avoir imaginé le management idéal sans savoir comment commencer de le mettre en œuvre, on croit que la satisfaction au travail crée forcément de la performance et l’on tient pour acquis la toute-puissance du management pour changer les comportements et apporter le bonheur.

Dans un ouvrage récent, Adam Grant[1] développe l’importance, le bénéfice et la nécessité de « penser à nouveau », de prendre de la distance par rapport à ses convictions et d’accepter de les remettre en cause. Mieux que cela, penser à nouveaux frais, repenser ce que l’on croit déjà savoir devrait être une discipline à s’imposer ; Adam Grant en attend de la créativité, de meilleures relations humaines et, in fine, une amélioration de la performance. Penser à nouveau ne serait donc pas une faiblesse, une altération de l’image idéale de soi, une remise en cause menaçante, mais plutôt un facteur de développement et de progrès personnel. Cette posture modeste serait un moyen de lutter contre l’orgueil illusoire de savoir, de ne pas cesser d’apprendre parce que l’on croit comprendre. Pour Grant, il s’agit là tout simplement de l’esprit et de la démarche scientifique, ce que l’université nous a normalement aidés à apprendre, à apprécier, à valoriser : observer les faits, défendre librement des positions si on est capable de les argumenter et d’en accepter et discuter la réfutation.

Pour Adam Grant, trois postures nous éloignent de cette démarche scientifique, celle des prêcheurs, des procureurs et des politiciens et force est de constater que ces postures s’épanouissent autant dans le domaine du management que de la crise sanitaire. Les prêcheurs veulent prouver qu’ils ont raison ; ils ont des croyances qu’ils estiment souvent en danger et ils font des sermons pour protéger et promouvoir leurs idéaux. Ce sont tous les convaincus d’avoir raison qui s’escriment, souvent avec talent, à en persuader les autres. Ils ont découvert la molécule du succès managérial, jouissent de pouvoir la diffuser auprès des réactionnaires qui n’ont pas encore goûté à ce progrès et, quand ils sont enseignants ou consultants, ils préfèrent enseigner qu’aider les autres à apprendre.

Les procureurs veulent prouver que les autres ont tort. Ils traquent les défauts des autres opinions, démontent les arguments, instruisent le dossier. Ils sont nombreux parmi les contempteurs de l’entreprise, du travail et du management qui trouvent là le mal absolu, celui qu’un autre système imaginaire aurait évidemment éliminé en créant ce bonheur qu’ils s’arrogent le devoir d’imposer. Les procureurs veulent détruire la position de l’autre, stigmatiser le défaut de la partie pour dénigrer le tout. Dans le monde du management ils ont trouvé des terrains favorables comme celui de l’éternel écart entre les discours et les actions, celui de la souffrance et du malheur dont le management est forcément la cause, celui des erreurs que seul le manque d’initiative permet d’éviter totalement.

Viennent enfin les politiciens qui veulent gagner un public, attirer leur soutien au profit de leurs propres objectifs ; ils peuvent intriguer, manipuler, jouer des faits, des personnes ou des émotions pour gagner une audience ; ils jouent habilement des consensus souvent générateurs de dictature de leur pensée. En matière de management, les politiciens sont possibles ; ils développent des discours sur le management pour justifier leur pouvoir au sein des organisations, ou pour véhiculer leur idéologie qu’elle soit en faveur ou non de l’entreprise ou du système économique environnant.

Mais il ne suffit pas de mettre en valeur le raisonnement scientifique (il n’est pas certain d’ailleurs que cette référence soit toujours aussi valorisante que pour Adam Grant). Il ne suffit pas non plus de pointer les limites des prêcheurs, des procureurs et des politiciens. On doit aussi reconnaître qu’il existe des freins personnels et organisationnels à penser à nouveau, à remettre en question des manières de voir pertinentes mais jamais suffisantes.

Freins personnels

Il n’est pas si facile d’adopter une posture dite scientifique et de penser autrement, de penser à nouveau. Il est plus confortable de croire savoir, d’avoir des idées dont on est convaincu. Sortir du confort n’est jamais aisé et il ne suffit pas d’en percevoir l’utilité. On aime l’ordre, on aime comprendre ce qui se passe et comme notre rationalité est limitée, une explication trouvée suffit à nous faire croire que c’est la bonne. C’est la raison pour laquelle les complotistes fleurissent en période de crise : l’univers et la situation sont incertains et ils fournissent des explications facilement compréhensibles. Adam Grant donne quelques conseils pour déjouer ces pièges mais ils sont exigeants : rechercher des idées opposées aux siennes, suivre sur les réseaux sociaux des gens avec qui on n’est pas d’accord, affronter le débat plutôt que fuir les désaccords : tout cela demande des efforts et le premier frein à repenser les choses est bien la paresse voire la peur de se voir mis en défaut.

Le deuxième frein personnel, c’est la culture budgétaire dont nous sommes imprégnés progressivement dans les organisations ou dans la société. Selon cette culture on s’interroge sur les écarts, dès qu’il apparaît entre le prévu et le réalisé, le réel et ce que l’on croit. Il ne va pas de soi de s’interroger pour avoir atteint l’objectif : personnellement, en matière budgétaire, c’est toujours de voir la réalité s’ajuster aux prévisions qui m’a le plus étonné… A partir du moment où je vois le monde tel que je crains ou j’espère qu’il soit, il n’y aurait donc pas nécessité d’y réfléchir à nouveaux frais !

Le troisième frein tient à ce que beaucoup de problèmes mettent en jeu des bipèdes comme nous auxquels il est tellement simple de s’identifier ; en s’identifiant on a l’impression de comprendre ce qui se passe et si je comprends, pourquoi faudrait-il apprendre ? En matière politique, amoureuse ou managériale, c’est la principale difficulté : s’identifier tellement aux situations qu’on est au premier abord convaincu de les comprendre et donc empêché volontairement de les penser à nouveau.

Freins organisationnels

Beaucoup de pratiques ou outils managériaux, mal utilisés, nous évitent ou nous empêchent de penser les choses à nouveau. C’est par exemple est cette référence permanente aux « best practices ». On en comprend la dimension pédagogique mais elles peuvent aussi nous laisser croire que l’optimum existe et qu’il suffit de l’imiter. Ainsi il ne serait pas nécessaire de repenser les choses et de passer au crible nos manières de faire.

Pour Adam Grant il serait tout aussi dangereux de trop planifier l’avenir, de faire des plans à cinq ou dix ans qui peuvent donner l’illusion d’avoir embrassé les possibles, figer une fois pour toutes les actions à entreprendre voire les hypothèses de prévision. Sans méconnaître leur dimension pédagogique, une fois de plus, ces pratiques confortent dans l’idée de maîtriser la réalité et freinent ainsi la remise en question.

Il en va de même pour les mauvais usages de la culture d’entreprise. On connaît sa réalité, les références partagées qui nous font comprendre le monde et agir. Il n’est pas question de nier cette réalité et d’imaginer des organisations oublieuses de leur passé et abandonnées au mépris de leur tradition. Mais la sensibilité aux biais et aux illusions des certitudes que la culture pourrait entretenir reste une nécessité, même d’ailleurs pour mieux utiliser et honorer cette culture.

Penser à nouveau exige le dépassement de ces freins mais, plus profondément, cela demande de réviser quelques dispositions, postures ou attitudes profondes, personnelles et organisationnelles. Premièrement cela exige de l’ouverture à l’inattendu. Il ne s’agit pas seulement de l’attitude de veille mais plus fondamentalement la prise en compte de l’émergence possible du cygne noir, d’un inédit qu’il faut apprendre à intégrer sans se réfugier dans la paranoïa ou la facilité du complot. On a des exemples d’entreprises disparues pour avoir refusé d’imaginer l’arrivée d’un concurrent ou d’un produit qui remplaçait avantageusement le leur.

Savoir penser à nouveau c’est avoir compris le temps de l’apprentissage, l’idée que tout est toujours en mouvement, même nos pensées, nos connaissances et nos visions du monde. Cela permet de ne jamais se figer sur des positions que l’on croit acquises, c’est accepter un monde qui bouge sans cesse, même contre notre volonté : les démarches de transformation se heurtent souvent à cette difficulté à l’admettre.

Enfin, penser à nouveau nécessite une autre éthique de la relation. Il ne s’agit pas d’affirmer à l’autre que l’on a raison comme le prêcheur ; il ne suffit pas plus de faire le procès de l’autre et de son erreur ; tout comme il n’est pas suffisant de ne plus vouloir séduire et manipuler l’autre au gré et au profit de ses convictions. L’éthique de la relation devient celle du débat plutôt que de l’affirmation de ses positions ou de la négation de l’autre ; elle devient celle de la volonté d’apprendre plus pour parfaire une compréhension jamais définitive ; elle devient celle de la demande et de l’enquête plutôt que celle de l’affirmation.

Penser à nouveau les choses devrait nous être devenu familier pour autant, par exemple, que chacun a pu s’interroger sur ses positions depuis le début de l’épidémie. Il ne faudrait pas imaginer cependant que les convictions sont vaines et que la réalité procède seulement d’un relativisme généralisé. Les artistes nous ont montré que les plus créatifs possédaient une connaissance approfondie et assurée des bases de leur art, les maîtres du dialogue nous ont montré qu’il est vain de dialoguer si l’on n’a pas de position personnelle. Penser à nouveau ne consiste pas à rejeter les convictions mais à les remettre toujours en jeu pour en faire des ouvre-boîtes plutôt que des couvercles.


[1] Grant, A. Think Again : The Power of Knowing what you don’t Know. Viking, 2021.

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