Les lecteurs de Nassim Nicholas Taleb se demandent sans doute si ce brillant auteur avait prévu le cygne noir de la covid19. Comme tous les honnêtes hommes attentifs à l’histoire, l’auteur à succès imaginait sans doute de telles pandémies sans pouvoir en prévoir la date précise. C’est plutôt un autre ouvrage de Taleb qui peut nous inspirer en ce moment, alors que le plaisir naïf du retour aux terrasses pourrait nous laisser oublier qu’une crise n’est pas tant le moment de son éclatement que la longue période d’incertitude et de bouleversement qui le suit.

L’ouvrage en question[1] propose un néologisme, « l’antifragilité », pour nous aider à mieux penser les crises, le désordre, le chaos et Dieu sait si l’actualité nous invite à y prêter attention. L’antifragilité consiste à profiter de la crise, du désordre ou du chaos pour se renforcer, comme le pratiquant d’un art martial qui utilise la force de son adversaire pour le renverser. Parmi les illustrations les plus fréquentes du phénomène figure le vent qui éteint une bougie mais attise le feu de forêt. Ainsi trois attitudes sont possibles face à la crise : la fragilité nous en rend victime, la robustesse nous permet d’y résister et l’antifragilité nous renforce grâce à la crise.

Face à une crise, les entreprises fragiles vont se déliter, voire disparaître comme on risque d’en voir bientôt de nombreux exemples quand le retard artificiel des cessations d’entreprises de 2020 et début 2021 va s’ajouter aux conséquences de la fermeture du robinet financier. Une entreprise robuste va courber l’échine, résister, faire le dos rond en attendant la fin de la vague : concrètement, c’est ce qui est possible quand elle dispose de cash, la première et plus sûre ressource face à une crise, il ne faut jamais l’oublier. L’entreprise anti-fragile va se renforcer face à la crise, rebondir plus haut, accélérer les transformations, saisir les opportunités, et, in fine, sortir plus forte qu’avant. Cette idée de l’antifragilité est enthousiasmante ; elle renvoie à ce que l’on a pu connaître après toute crise qui redistribue les cartes : quand on dit qu’il y a autant de richesse et de prospérité après et avant une crise c’est sans doute juste mais cela ne concerne pas les mêmes agents, les statistiques globales sont trompeuses. Il est cependant intéressant de se demander sur les pistes de réflexion et d’action que la pratique managériale pourrait tirer de cette notion : comment concrètement renforcer la dynamique de l’antifragilité.

Les remèdes de l’antifragilité

Trois remèdes d’antifragilité pourraient tomber sous le sens.

Le premier est évidemment la chance et l’opportunisme, qui ne relèvent pas directement de la qualité du management. La pandémie s’est avérée très injuste dans ses effets économiques. Des secteurs entiers sont sinistrés comme l’hôtellerie-restauration, le tourisme ou l’aéronautique ; à l’inverse, dans l’industrie pharmaceutique ou la fourniture de certains produits, la pandémie a offert des opportunités de chiffre d’affaires et de beaux développements pour l’avenir. Ce regain d’activité peut renforcer l’investissement ou faciliter des évolutions.

En 2020, on a noté 40% de moins de cessations d’entreprises par rapport à 2019. Certains peuvent alors espérer que le sursis accordé par le financement de l’économie par les pouvoirs publics et le cash sans lequel beaucoup d’entreprises auraient disparu sans ce financement, aura des effets positifs pour certaines et ne feront pas que retarder le moment fatal. Certains économistes espéreront aussi que cette assistance financière suffira pour amorcer des créations ou des transformations : l’histoire le dira.

Dans une culture où la gestion serait avant tout de la maîtrise, la deuxième source d’antifragilité se trouve dans la stratégie, la rapidité des changements de pied pour tenir compte des évolutions du marché et du prix des matières premières ainsi que des transformations possibles des mécanismes de la mondialisation. Le Comex se réunit régulièrement en pleine crise pour élaborer des scénarios avec les plans d’actions correspondants et c’est de cette agilité stratégique que l’on attend la dynamique. Dans cette même culture technocratique, l’antifragilité peut venir de nouveaux investissements technologiques : automatisation, digitalisation, intelligence artificielle. On peut imaginer que certaines entreprises attendent un regain de dynamisme et de performance d’une utilisation renforcée des technologies. Nul doute que les transformations digitales menées parfois à marche forcée durant la pandémie, ne produisent une dynamique qui eût été impossible sans l’expérience de la crise.

Il reste une troisième source possible d’antifragilité qui tient plus au mode de management. Elle consisterait à définir une vision de l’entreprise, une raison d’être, un engagement pour l’avenir. Dans une sorte de nouvel aggiornamento, l’entreprise se redonnerait de la dynamique et de l’élan en travaillant sur elle-même, en redessinant une vision d’avenir dans le nouveau paysage d’après-crise. La définition de la raison d’être, suggérée par la loi Pacte pourrait en être un exemple, c’est ce que font des entreprises en lançant une large démarche participative de définition de cette raison d’être qui trace les contours des nouveaux rapports entre l’entreprise et ses parties prenantes.

Dans le même ordre d’idée, l’antifragilité pourrait découler d’un nouveau leadership, dans la découverte du ou de la personne qui non seulement rassurera dans un contexte trouble mais, plus encore, saura mobiliser, inspirer des énergies et bien évidemment donner du sens... Enfin l’antifragilité peut être recherchée dans des capacités de collaboration et de coopération nouvelles ; c’est au dynamisme des équipes, à la mobilisation, que l’on devrait alors une capacité de renforcement grâce à l’aiguillon de la crise. Dans quelques entreprises, dans le secteur du service public en particulier (l’énergie, le transport, le soin), on dit souvent que les crises permettent à ces valeurs de service du public de se révéler, de se réveiller en temps de crise : il n’y aurait rien de tel que de grandes catastrophes climatiques pour réveiller l’héroïsme de ceux qui vont rétablir le courant, il n’y aurait rien de tel qu’une pandémie pour susciter l’héroïsme à faire face à l’afflux de patients : dans un grand groupe de maisons de retraite, par exemple, on a observé une chute de l’absentéisme pendant la pandémie alors que toutes les opportunités d’absence excusable se présentaient !

Le principe actif

On peut comprendre ces remèdes possibles mais il n’est pas facile de les solliciter et de les manier. Il est donc nécessaire d’aller voir plus loin. Dans ses travaux le philosophe allemand Hartmut Rosa développe longuement le constat de la société et de la vie de chacun prise dans un inexorable processus d’accélération, sans possibilité d’en réduire le rythme voire de s’arrêter sous peine de s’effondrer comme celui qui cesse de pédaler. Ce n’est pas qu’une critique adressée à la société de consommation qui susciterait des besoins dont l’effet de satiété serait de plus en plus fugace, c’est plus largement une critique adressée à nos modes de vie, notre utilisation des moyens de communication, peut-être même nos relations sociales. Nos sociétés seraient aux sociétés d’il y a quelques décennies ce que les séries sont aux feuilletons : ce sont les mêmes histoires, le même suspense, mais le téléspectateur des années 60 attendait le lendemain pour satisfaire son besoin de connaître la suite alors que le lecteur de journal du 19ème attendait la semaine suivante : la série vous donne l’épisode suivant immédiatement, elle vole votre attention avant même d’avoir pu appuyer sur la touche d’arrêt de la télécommande. La situation économique aggravée par la crise peut donner l’impression d’accélération du fonctionnement des entreprises : c’est le rythme des transformations, des remises en cause stratégiques, des changements d’organigrammes, voire même des visions et des valeurs déclarées.

Face à cette accélération, il serait illusoire pour Rosa de ralentir, de s’arrêter ou d’essayer de se mettre en dehors de la course. La clé est plutôt dans ce qu’il appelle la « résonance » qui n’a rien à voir avec la décélération. La résonance est du domaine de la vibration, de la relation au monde auquel on essaie de s’harmoniser, plutôt que de le maîtriser ou de s’en échapper. Si la résonance évoque surtout l’idée de se connecter en s’entendant au monde, se pose alors la question de repérer dans la bibliothèque des concepts managériaux ce qui pourrait aider à approcher cette résonance, tant entre l’entreprise et son environnement qu’au sein de l’entreprise elle-même alors qu’elle réunit des personnes qui ne se sont le plus souvent pas choisies et qui ne sont pas censées s’entendre dans un univers marqué par la division du travail.

Il est alors temps de revenir, une fois de plus, à la culture de l’entreprise qui traduit cette double résonance qui peut être - pour simplifier - interne et externe. En interne, c’est le partage pas toujours conscient de références. Ce n’est pas une convergence d’opinions mais plus fondamentalement une manière de travailler, de comprendre le monde qui est en harmonie, comme quand on peut s’apercevoir qu’au-delà des débats et postures idéologiques, les membres d’une même organisation ont souvent la même manière de réagir aux problèmes opérationnels. Cette résonance se retrouve dans des équipes qui coopèrent en silence, tellement confiants dans les comportements et attitudes des autres. Travailler à sa « raison d’être » devrait le prendre en compte pour éviter de la réduire au plus grand commun diviseur révélé par une enquête d’opinion interne.

En externe, cette idée de la résonance inscrit la culture dans ce processus de « vibration » entre l’entreprise et son contexte et son marché. La culture n’est pas le résultat d’une décision ; il est donc illusoire de vouloir la changer, l’orienter, en un mot la chosifier. La culture n’est jamais que le résultat de cette communication permanente entre une organisation et ce qui l’entoure.

On peut se demander alors si cette résonance entre l’entreprise et son environnement n’est pas le meilleur moyen de créer de l’antifragilité, comme le navigateur sait jouer des vents, comme le bon cuisinier crée un excellent plat en s’ajustant aux réserves de son réfrigérateur, comme un ensemble d’instrumentistes moyens sublime une symphonie. Ainsi l’antifragilité est bien plus qu’un remède, c’est un principe actif : à aborder la crise et ses conséquences en ces termes est sans doute une belle piste managériale.


[1] Taleb, NN. Antifragile : les bienfaits du désordre. Les Belles Lettres, 2013.

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