"Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde" Héraclite

Conduire le changement, accompagner le changement, résister au changement, … ces expressions classiques continuent de générer des clics, des séminaires, des formations…, mais ne répondent pas à toutes nos questions RH et managériales !

Et si on essayait aussi de … penser le changement ? Et de l’aborder en cheminant patiemment entre souvenir et avenir, et en passant par le devenir. Je vous propose de jouer un peu avec les mots pour « changer » aussi notre regard sur le changement.

« Se hace camino al andar » (Le chemin se fait en marchant) nous soufflait à l’oreille le poète Antonio Machado… Alors cheminons et observons ce qui… « vient » !

Conduire le changement dans des situations inédites

Que l’on parle des « Gaulois réfractaires au changement », ou que l’on se sente freiné par les résistances des uns et des autres, on ne peut nier parallèlement les profonds désirs de nombreux individus de changer de vie, et on constate désormais notre capacité à changer nos plans en permanence en fonction des décisions liées à la crise sanitaire…. C’est loin d’être simple, le changement fait partie de nos vies, choisi, subi, et souvent déconcertant, inconfortable.

La dénomination « conduite du changement » suppose que l’on donne une direction au changement, un sens, que l’on accompagne différents acteurs sur un chemin « pré-dessiné ». Ceci est vrai quand on suppose une continuité dans le changement, quand les modèles desquels on essaie de s’inspirer existent déjà quelque part et s’appuient sur des références réelles.

Cependant, les situations inédites se présentent aussi et nous déstabilisent davantage, les réponses sont tout à coup moins évidentes. C’est le cas avec la pandémie que nous connaissons actuellement, mais nous le découvrons aussi à travers les révolutions technologiques et les évolutions géopolitiques ou même la concurrence mondialisée et la lutte contre les dérèglements climatiques, qui ne fournissent pas toujours leur manuel d’utilisation et créent des ruptures profondes. Comme nous l’explique Claire Marin dans l’ouverture de son livre Ruptures, « on aimerait que la rupture soit une coupure franche. Bien droite et nette, d’un seul coup, comme le sabre qui décapite. A la différence de la séparation qui laisserait chacun redevenir la part entière qu’il était déjà auparavant, comme le rappelle l’étymologie, la rupture est déchirure. Elle ne retrouve que rarement les contours nets de chacun ».

C’est à partir du moment où le changement rime avec rupture qu’il nous plonge dans la plus grande insécurité, parce qu’aucune rupture ne peut être nette et franche, et aussi parce qu’il reste des habitudes qui nécessitent une obligation de se déshabituer. Cela provoque un sentiment d’insécurité auquel les appels au rebond ou à la résilience, ou même à la positivité comme on dit ne trouvent aucun écho. Et pour cause, certains changements nous fragilisent plus que d’autres.

Le changement face à l’avenir… le changement à venir

Dans le cas d’une rupture (comme celle provoquée par la pandémie, mais aussi quand il s’agit de toute forme de rupture de contrat, de rupture de confiance, de remise en cause profonde d’un modèle), on n’a pas vu venir le changement…

Dans le cas plus classique de l’innovation ou de projets qui répondent aux évolutions d’un environnement, on parie sur la pertinence du changement qu’on a vu venir.

Venir : ce verbe suggère le mouvement, le déplacement ; et on le retrouve dans d’autres termes que l’on va tenter d’associer au changement, à savoir l’avenir, le devenir et le souvenir. On commence par l’avenir.

On confond souvent avenir et futur. Tentons de dissiper un malentendu. Le futur est abstrait, il se manifeste dans une représentation linéaire de la vie, il est surtout inconnu, même si les prospectivistes font tous les efforts possibles pour décrire des scénarii de ce qu’il sera, en s’appuyant sur les différentes tendances qu’ils observent et en opérant des transpositions à l’aide des statistiques et des éclairages des sciences humaines pour anticiper au mieux les comportements. Mais tout ne se prévoit pas, le futur reste par définition inconnaissable.

Ce n’est pas tout à fait le cas de l’avenir… vous entendez sans doute comme moi « à venir » dans ce mot. Quelque chose est en train de se dessiner. L’avenir se joue maintenant, il se déploie… Il nous invite à le chercher, le trouver, le scruter…. Et pourquoi pas à l’accueillir ! « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » nous écrivait Camus, dans l’Homme révolté ; au-delà de sa beauté, cette phrase suggère l’absence de résignation et évidemment comme toujours avec Camus un acquiescement à la vie et au réel. L’avenir et l’à-venir nous invitent au dialogue avec le réel. Ils provoquent aussi parfois une confrontation, le dialogue est loin d’être un long fleuve tranquille.

Quand le changement nous oblige à rompre avec nos habitudes, c’est extrêmement difficile…. Que ce soit dans notre vie privée comme notre vie professionnelle ou dans notre quotidien (avec des restrictions liées à la crise sanitaire qui guident nos pas), nous prenons conscience de la mécanique que nous avons installée dans nos vies d’automates… alors que l’existence n’est pas mécanique, qu’elle ne comporte pas de règles ni de boutons sur lesquels appuyer pour nous adapter en niant tout le tumulte provoqué à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur. Ne sommes-nous pas témoins de l’agitation et du brouhaha, de l’absence de silence, de cette obligation de tout commenter, et de s’éparpiller dans tous les sens pour se prouver qu’on est en vie…. malgré l’anesthésie provoquée par la brutalité de certains changements ou malgré la sidération ressentie collectivement en mars 2020 ? Et pourtant, l’agitation perdure… la justesse des gestes est visible dans les salles de réanimation, mais pas toujours en-dehors…

Le réel est complexe et en perpétuel mouvement. Il est à venir… Alors préparons-nous . Préparons-nous avec de la discipline ou de l’entraînement si on veut parler comme Peter Sloterdijk dans son ouvrage Tu dois changer ta vie, puisqu’il va s’agir de nous aider à « désautomatiser » notre psychique et « décontaminer » notre esprit…. Retrouver l’humilité dans l’exercice, l’effort et prendre de nouvelles habitudes qui seront issues de la « désautomatisation », du silence et d’un entraînement à apprivoiser des habitudes choisies, des gestes choisis… en dialogue avec la vie qui vient, la vie à venir…

Le changement met en lumière notre tendance à la réponse automatique, il nous invite aussi à perdre cette habitude, et à faire le deuil de nombreuses habitudes aussi. La nouvelle configuration à venir va réveiller nos capacités d’apprentissage : comprenons (étymologiquement, comprendre signifie « prendre avec ») l’à-venir et mettons-nous en mouvement pour l’apprivoiser, ce qui nécessite l’effort et l’entraînement évoqués ci-dessus…

« Entraînés » par la foule, et par le mouvement, entraînés à réaliser le bon geste

Devenir… c’est créer à l’événement

Il n’est pas question de minimiser les souffrances engendrées par certains changements… , juste de comprendre ce qui peut provoquer des difficultés quand on ne pense pas le changement. En ces temps troublés, on peut constater que l’urgence nous enjoint à développer de nouvelles habitudes souvent très mécaniques qui nous transforment en automates : les masques, l’enfermement, les cachotteries et arrangements avec les règles, tout cela n’a pas toujours vocation à nous maintenir éveillés et à nous rendre capacitaires. Nous cédons à l’urgence… mais cette cession ne doit pas conduire à une dépossession. On peut envisager de rester attentif, s’éloigner du brouhaha, observer le monde et s’observer soi-même aussi.

Cela nous conduit à notre deuxième mot, devenir…. Je « de-viens »… ou je « viens de… ». Les questions liées à la connaissance de soi, le qui suis-je qui n’aboutit pas à une réponse définitive ou très précise, nous incitent à nous demander ce que signifie ce « moi » toujours en mouvement, toujours en relation, qui vient du monde, qui vient de ses pulsions, de ses interactions, de ses mouvements, qui laisse des traces et qui en même temps continue de devenir en permanence, reste en mouvement, ne peut se contenter d’une identité fixe mais expérimente à chaque relation. Je vous invite à lire Deviens ce que tu es de Dorian Astor qui nous propose d’éviter tout malentendu sur cette formule (« deviens ce que tu es ») dont le sens est souvent très mal compris et à se rappeler, en s’appuyant sur Nietzsche et ses inspirateurs, se rappeler que vivre consiste finalement à résoudre des problèmes. Se laisser devenir dans les changements inéluctables, c’est aussi repérer cette vitalité qui est en nous et cette force créatrice de la vie. La plupart du temps, on demande à l’autre : « tu deviens quoi ? » ; ce « quoi » introduit l’idée d’un résultat, d’une performance, d’une idée préétablie de ce à quoi l’on doit « arriver ». Alors que le devenir est en mouvement… il ne se préoccupe pas du résultat, il crée. Ainsi, il ne s’agit pas de porter un regard moral sur ce qui était mieux avant ou sur ce qui sera mieux après, car les valeurs, nous devons aussi les sentir, les éprouver, les mettre à l’épreuve du mouvement… les valeurs, nous sommes invités à les CREER.

Quand le souvenir donne du sens au changement

Comme nous venons de le proposer, l’avenir appelle à l’humilité, l’effort et à la fuite de nos comportements automates ; le devenir réveille notre vitalité et notre créativité… Abordons maintenant le « souvenir »…. Et observons le sous l’angle du « sous -venir »… pour l’envisager comme quelque chose qui se place sous le venir, le mouvement, et donc qui porte le venir, laissant des traces dans la mémoire.

La mémoire peut être le lieu dans lequel va puiser logos, c’est-à-dire un discours qui trace un récit dans lequel on essaie de donner une signification, un sens à une aventure qui a été la nôtre, personnelle ou partagée. Sommes-nous capables d’apprendre du changement qui nous meut ? et qu’apprenons-nous, qu’avons-nous envie d’apprendre ?

Le souvenir évoque ainsi la question de la responsabilité dans le changement : quelle réponse avons-nous donnée au dialogue avec le réel ? Quelle réponse proposons-nous à ceux que cela a affecté ? A quoi devons-nous être plus attentif pour ne pas blesser ou pour apporter du soin, du réconfort, du pardon ? Quelle réponse peut encore être discutée pour confronter les représentations et progresser ensemble ? Le changement provoque vraiment notre sens des responsabilités (responsabilité a le même radical que le verbe « répondre »)…

Ainsi, on ne conduit pas le changement par la communication

J’entends souvent mes interlocuteurs RH et managers me dire qu’ils ont tout expliqué à leur équipe, mais que les choses n’avancent pas comme ils le souhaitent, comme ils l’avaient prévu…(et on déplore les fameuses résistances au changement). Sans doute parce que le changement ne s’explique pas ; disons plutôt qu’il se vit, se ressent, il vient, il nous invite à cheminer et expérimenter… L’explication n’est rien sans le mouvement. Comme la guérison après une épreuve ou un traumatisme, qu’on associe à une mise en mouvement. Comme la résilience, qui étymologiquement nous renvoie aussi au mouvement…

Conduire le changement, c’est inviter les autres à se mouvoir avec vous et provoquer le mouvement.

C’est inviter à observer l’à-venir dynamique (et donc ni mécanique, ni automatique) et à réveiller nos sens et nos gestes, ainsi que nos idées et nos réflexions.

C’est inviter à expérimenter de nouvelles réponses, nous venons-du réel donc nous devenons dans le réel, un dialogue s’engage, et suscite de la création.

C’est inviter à se souvenir et donc à prendre nos responsabilités.

C’est surtout interroger les mots, se référer à la philosophie, aux sciences humaines, qui nous invitent toujours plus à interroger le mystère de la vie, du mouvement.

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