Popularisé par certaines entreprises américaines comme Netflix (pionnier depuis 2003) [1], LinkedIn ou bien encore Indeed – bref pour la grande majorité des entreprises de la tech de la Silicon Valley - les congés payés illimités font une apparition de plus en plus remarquée ces dernières années en France. Alan, L’Ecole du Recrutement, Flexjob, Popchef [2] l’ont ainsi adopté.
A priori très enthousiasmante, cette idée l’est-elle autant qu’elle en a l’air ? N’y-a-t-il pas cependant à bien y regarder un revers de la médaille ? Si oui comment s’en prémunir ? Quels sont les garde-fous à mettre en œuvre ?
Avantages des CP illimités : responsabilisation & autonomie
Tout d’abord, de quoi parle-t-on au juste ? Les congés payés illimités consiste simplement à permettre aux salariés de prendre des vacances quand ils le souhaitent et pour la durée de leur choix sans aucune autorisation préalable ou comptabilisation de quelque sorte des jours passés en dehors du bureau.
A priori cela semble être une idée clairement enthousiasmante. La mise en place des CP illimités est synonyme de plus de flexibilité et de souplesse dans l’organisation du travail des collaborateurs et permet de mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle.
De plus, s’octroyer plus de congés ou des congés lorsque notre organisme ou notre vie privée le nécessite débouche assurément sur une augmentation notable de la productivité et de la performance des collaborateurs.
Le temps libre ainsi dégagé offre une « bande passante mentale » permettant de sortir la tête du guidon et d’envisager les situations sous un angle neuf. Aussi bien les organisations que les collaborateurs en sortent grandis et gagnants.
Il s’agit, en outre, d’un indéniable argument pour attirer et retenir les meilleurs talents et tout particulièrement ceux de la Génération Z ainsi que les millénials.
L’entreprise envoie le message qu’elle se concentre sur les résultats et non pas sur les modalités du travail. Ce message de confiance et de responsabilisation est perçu de manière extrêmement positive par les candidats et permet même de doper la marque employeur.
Persuadés qu’on leur fait vraiment confiance pour prendre les bonnes décisions, les collaborateurs se comportent in fine de manière plus responsable. C’est un cercle vertueux.
Néanmoins, ce concept n’est pas aussi séduisant qu’il en a l’air et comprend quelques risques.
Autocensure & risque pour la santé
Alors qu’à la simple évocation de ces 3 mots, congés payés illimités, nous imaginons tout de suite des collaborateurs bullant 6 mois par an sous les tropiques les doigts de pied en éventail, bref abusant clairement du système, les faits nous démontrent le contraire.
De manière contre-intuitive, au sein des entreprises où les CP illimités ont été mis en place, il est courant que les salariés s’octroient moins de congés qu’avant cette mise en place et moins que la norme réglementaire ou contractuelle en vigueur.
Plusieurs raisons peuvent l’expliquer…
Tout d’abord, il y a l’importance du biais cognitif appelé « aversion à la dépossession ». Si vous avez droit à 25 jours de congés par an que vous considérez comme un « acquis » qui vous est dû, vous êtes inconsciemment plus motivés à prendre ces jours que lorsqu’aucun nombre précis de congés n’est indiqué.
Le fait de disposer d’un nombre explicite de jours de congés, d’une « norme » a un côté très rassurant pour de nombreux collaborateurs qui se montrent perdus et hésitants lorsque cet ancrage mental n’existe plus.
Une autre raison est tout simplement la pression du groupe à savoir la peur d’être mal vu si on s’autorise à prendre plus de congés qu’auparavant ou plus que ses collègues.
Pour que ce système fonctionne, il est donc primordial que les dirigeants et managers montrent le « bon » exemple en prenant des vacances. Reed Hastings explique ainsi [1] : « En l’absence de règle, la quantité de congés que les gens prennent reflète largement ce qu’ils observent chez leur patron et leurs collègues. Raison pour laquelle si vous souhaitez vous débarrasser des règles concernant les congés, vous devez commencer par inciter tous les cadres à partir abondamment en vacances et à en parler autour d’eux. »
Certains peuvent aussi ne pas vouloir que leur part de travail soit confié à d’autres en leur absence de peur de ne pas la récupérer à leur retour ou de peur d’imposer une charge trop lourde à leurs collègues. Selon une étude [3] les femmes éprouveraient plus de culpabilité que les hommes à poser des congés et en bénéficieraient moins.
Enfin, si les objectifs fixés sont trop élevés voire inatteignables, certains collaborateurs et tout particulièrement les plus investis ne vont plus s’arrêter pour tenter d’atteindre ces objectifs quitte à y laisser des plumes. Cette injonction paradoxale « pars quand tu veux » mais « atteins des objectifs irréalisables » peut, de plus, générer des souffrances psychologiques.
Aussi afin d’éviter que les collaborateurs ne s’autocensurent et ne se privent de congés au détriment de leur santé, les objectifs doivent être d’autant plus réalistes et SMART dans ce type d’organisation.
Le risque pour la santé des salariés est clairement un des principaux points de vigilance et ce d’autant plus que le cadre légal français impose à l’employeur de s’assurer que leurs collaborateurs prennent au minimum 5 semaines de congés. L’employeur est, en effet, responsable de la sécurité aussi bien physique que mentale de ses employés.
Dès lors un système dans lequel les CP ne sont même pas comptabilisés n’est pas transposable en l’état en France et nécessite quelques aménagements. Les entreprises ne peuvent pas se dispenser de suivre concrètement le nombre de jours pris et les salariés doivent continuer à poser leurs jours de congés pour garantir l’atteinte du seuil minimum. Au-delà de celui-ci, viennent alors se greffer autant de jours supplémentaires que le souhaitent les salariés. Il s’agit d’une possibilité rarement utilisée en France au vu du quantum annuel généreux de CP (versus 2 semaines aux Etats-Unis).
Bref, la mise en œuvre des CP illimités est compliquée en France et ne génère, en tout cas, aucun gain réel côté gestion administrative.
Abus & risque d’anarchie
Une deuxième limite du concept est celle qui vient spontanément à l’esprit mais qui, je le redis, n’est pas la plus fréquente, en tout cas aux Etats-Unis: les salariés qui abusent du système et s’absentent trop.
Si le premier résultat de ces abus est la non-atteinte des objectifs personnels, le second effet « kiss cool » c’est l’impact négatif bien plus large sur l’équipe voire sur l’organisation complète.
Quand certains vont clairement tirer sur la corde, d’autres vont culpabiliser de s’absenter et vont même tenter de compenser les absences des autres ce qui peut très rapidement créer des tensions ou conflits supplémentaires au sein d'une équipe et/ou d'une organisation.
Pour que les CP illimités fonctionnent, il faut, comme condition sine qua non, que chacun fasse preuve de responsabilité, de professionnalisme, d'entraide et de solidarité quant à l’utilisation des CP et qu’il y ait une réelle confiance entre les collaborateurs. Mais avouons-le… c’est un peu le monde de Oui-Oui….
Pour y parvenir ou à tout le moins s’en approcher, Reed Hastings rappelle que c’est le rôle et la responsabilité du manager de bien expliquer le contexte aux salariés afin qu’ils comprennent ce qu’on attend clairement d’eux. C’est seulement ainsi que cela ne virera pas à l’anarchie et à la foire d’empoigne. « En l’absence de règle écrite, chaque manager doit prendre le temps de définir les comportements acceptables et ceux inappropriés, les mois envisageables et ceux inenvisageables pour les congés, un seul membre peut s’absenter à la fois ou assurez-vous de ne pas provoquer de problèmes au sein de l’équipe avant de réserver vos vacances. »
En fin de compte, ce modèle repose sur le recrutement des bonnes personnes à savoir celles qui sauront gérer cette liberté et cette autonomie et qui s’épanouiront dans ce type d’environnement. Cela ne convient pas à tout le monde et il faut savoir détecter les candidats adéquats.
Netflix considère que seule une « haute densité de talents » au sein de l’organisation permet de déployer la fin des congés prédéterminés.
Enfin, il est difficile d'imaginer un tel système dans toutes les entreprises. Cela semble plus approprié pour des entreprises de la tech dont le business model repose sur la créativité et l’innovation qu’au sein d’une usine avec, par exemple, des machines à mettre en route à heures fixes.
Conclusion
En conclusion, si les CP illimités sont très séduisants et présentent de nombreux avantages (responsabilisation, autonomie, meilleur équilibre vie pro/vie privée, atout de recrutement) ce concept reposant sur la confiance est à double tranchant et peut également être un piège en fonction du rapport au travail des collaborateurs.
Il faut donc redoubler de vigilance lors de sa mise en œuvre et veiller scrupuleusement à :
- ce que les salariés ne mettent pas leur santé en jeu et prennent des jours de congés en quantité raisonnable et légale ;
- ce que les jours posés soient bien comptabilisés ;
- ce que les managers et PDG donnent le bon exemple et fixent des objectifs réalisables et adaptés ;
- recruter les collaborateurs adéquats en mesure de gérer de manière responsable cette nouvelle liberté.
Mis en œuvre au sein d’organisations où ces garde-fous ne sont pas en place et où les collaborateurs ne jouent pas tous le jeu et c’est la bérézina annoncée !
Alors qu’en penser au final ? Même si les CP à volonté aboutissent, bien souvent au même nombre de jours de congés pris voire moins, il s’agit d’un message et marqueur fort de confiance et d’une réelle rupture avec la culture française du présentéisme. Cela témoigne d’un rapport, en tout cas apparent, plus sain, moderne et flexible au travail et c’est un excellent signal à envoyer aux candidats et collaborateurs.
Références
[1] La règle? Pas de Règles ! de Reed Hastings et Erin Meyer, Buchet Chastel
[2] D’après une étude un peu ancienne de Joblift (2018), le concept des CP illimités concernerait principalement les postes de développeur (53%), de commercial (16%) et d'ingénieur (8%). Sans surprise c'est dans les start-up que les offres sont les plus nombreuses (57% des offres étudiées). https://joblift.fr/Presse/congs-pays-illimits-60-doffres-en-plus-en-france-mais-loin-derrire-ses-voisins-europens
[3] Etude The State of American Vacation 2017 | http://www.slate.fr/story/165209/entreprise-conges-illimites-inegalites-de-genre-femmes-vacances-obligations-parentales-culpabilite-disponibilite
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