Aujourd’hui pas moins qu’hier, les entreprises ont besoin, pour innover, de critiques leur permettant de se remettre en question et se transformer. Sans adaptation, pas de pérennité.

Or innover, c’est penser à ce à quoi les autres ne pensent pas. Cela suppose de se rendre capable de diverger de la pensée commune, ce qui veut dire aussi des opinions partagées dans notre milieu professionnel, celles que nous trouvons dans les locaux de notre employeur et dans la mesure où la culture d’entreprise y est forte.

La généralisation du travail à distance, à cet égard, constitue une opportunité. Le télétravail en effet favorise l’esprit critique. La distanciation géographique accentue la distanciation psychologique. Extraits du contexte physique de l’entreprise, les collaborateurs font preuve d’une plus grande indépendance d’esprit. La réflexion personnelle est moins parasitée par des micro-interruptions, le conformisme social inhérent à toute vie de groupe diminue. De fait, en visio, par caméras interposées, les opinions exprimées par les collègues peuvent bien être aussi clairement communiquées qu’en présentiel, pour autant elles sont moins communicatives, moins contagieuses : la force des phénomènes de groupes, des emballements collectifs, s’atténue. L’écran fait écran à la contagion mimétique. Il permet des réactions individuelles plus indépendantes les unes des autres. A quoi il faut ajouter que, dans certains environnements professionnels, le télétravail relève parfois du geste barrière permettant de préserver sa santé psychique. Ne serait-ce que parce qu’il permet de retrouver un peu de l’intimité et de la concentration perdues sous le règne de l’open space.

Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Pour peu qu’elle ne devienne pas permanente, la distanciation physique a des effets salutaires. Elle dé-tache les salariés de leurs tâches, contribuant à ce qu’ils demeurent suffisamment en retrait de leur fonction pour conserver le recul sans lequel il n’est pas de véritable implication. Beaucoup, sans doute, connaissent la formule attribuée à Léonard de Vinci : « Sachez vous éloigner, car lorsque vous reviendrez à votre travail, votre jugement sera plus sûr ». Une traduction opérationnelle, contemporaine, en est claire : de réguliers passages en télétravail, en quoi consiste un travail « hybride », aident à ce que ce soit bien toujours de lui-même que le salarié fasse ce qu’il fait, en demeurent pleinement libre, intellectuellement parlant, du milieu professionnel dans lequel il évolue. De temps à autre, sa mise en retrait des locaux de son entreprise lui donne de regarder celle-ci avec plus de lucidité. Plus généralement, c'est en mettant le travail à distance que l'on peut vraiment le voir, le remettre à sa juste place et instaurer un meilleur équilibre de vie.

Attention, toutefois. Si le travail à distance favorise l’indépendance d’esprit et l’expression de critiques, il libère la parole pour le meilleur et pour le pire. En visio, il y a moins de retenue car on ne se retrouve plus en face-à-face. Libérés par la distance, les propos sont facilement plus mordants. Chacun se trouve moins menacé physiquement par une possible réponse physique de ses interlocuteurs. Car contrairement aux apparence, à distance via les réseaux digitaux, on n'est pas face à face. Le propre d’une face, disait le philosophe Emmanuel Levinas, c'est d’être exposée, fragile. Le face à face nous rappelle la vulnérabilité de l’autre, le tact que nous devons avoir à son égard, mais aussi la nôtre. En visio, les propos peuvent se permettre d’être plus francs, chacun est moins inhibé, on se lâche. Il faut y être attentif : le monde virtuel favorise l’expression d’une plus grande violence justement parce que les relations y sont plus froides, déliées qu’elles sont de la présence physique d’autrui.

C’est la raison pour laquelle les réunions à distance invitent à un mode d’animation plus interventionniste qu’en présentiel, et même parfois directif concernant notamment les manières de s’exprimer. En entreprise comme ailleurs, une critique ne peut être formulée que si elle soit exprimée de manière respectueuse. Il y a manière et manière de dire les choses, et c’est à l’animateur d’imposer le respect d’un certain nombre de règles de bonne tenue, de temporiser les "forts en gueule" tout en encourageant l’expression de points de vue dissonants. Un chemin de crête.

Autrement dit, une situation de télétravail requiert une plus grande régulation des échanges, plus de ménagement par plus de management. Les plus grands risques de débordements nécessitent une meilleure formation des managers à l’animation de réunion, à la régulation des échanges et la gestion des conflits.

Un dernier point, avant de conclure. On ne peut se déclarer ouvert aux critiques, voire les rechercher pour stimuler l’intelligence collective, si on décourage les expressions critiques au sujet de l’organisation du travail.

Plus encore qu’en présentiel, lorsque des collaborateurs télétravaillent durablement, il est bon de prévoir régulièrement des temps d’expression des difficultés liées au travail en général, et au travail hybride en particulier. Il y a plus besoin encore de laisser les télécollaborateurs échanger sur les maux du télétravail, sans chercher à nier ceux-ci. Aux Etats-Unis, on parle de toxic positivity[1] pour désigner ce qu’il y a d’oppressant dans le fait de devoir sans cesse tout positiver, en s’interdisant de pouvoir nommer les réalités déplaisantes. Si on ne laisse pas les tensions s’exprimer et se réguler peu à peu, on les renforce, on met en place les conditions d’un management toxique, au nom même de la bienveillance et du devoir de positiver.

Le travail à distance, par la plus forte indépendance d’esprit qu’elle suscite chez ceux qui y participent, représente pour les entreprises une occasion de stimuler en leur sein l’intelligence collective. Encore faut-il qu’elle le « managent » adroitement pour ne pas laisser dériver ce surcroît d’esprit critique, le canaliser au service d’une démarche d’amélioration continue et d’innovation ordinaire. Ce sont des organisations réflexives, capables de porter sur elles-mêmes un regard critique porteur de changement, qui feront demain.


[1] Cette expression a été thématisée en 2019 par une psychothérapeuthe américaine, Whitney Hawkins Goodman.

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