Un coffre-fort de richesses informelles qui a besoin de confiance pour être ouvert !

De nouvelles approches de la compétence l’inscrivent dans un parcours compétence et prennent parfois en compte son apprenance en situation de travail. Oubliée et pourtant bien présente, la « tâche » est contrairement à la compétence une activité qui prend en compte son environnement dans une finalité métier. Elle n’est ni polyvalence ni bloc de compétence. Ceux qui reconstruiront Notre Dame le savent bien…

Des entrées multiples pour la compétence mais sous dépendance !

Le triptyque management, RH, organisation du travail a pour objectif la performance de l’entreprise par la compétence ; il est question aussi d’optimiser la qualité de vie au travail pour arriver à réconcilier le couple maudit, l’économique et le social. La production de la compétence se décline dans un cadre hiérarchique à la force descendante, entre les RH qui se calent sur les textes légaux, l’organisation du travail sur les accords d’entreprise et le dialogue social et le management qui n’a rien de conventionnel sinon une pratique instrumentalisée dans les entités. Qu’il soit directif participatif ou collaboratif, une donne semblable réunit ses différentes formes de conduite des individus, la dépendance aux N+1 et plus.

La relation dominant-dominé est duale, un peu comme les vases communicants : plus de dépendance à l’encadrement et moins d’autonomie pour la personne ou à l’extrême moins de dépendance à la hiérarchie et plus d’autonomie pour celui celle dont la performance est recherchée. La crise sanitaire a quelque peu effiloché le lien de la soumission en excentrant le lieu de travail et les services RH ont suivi tant bien que mal à distance la notion de temps effectif de travail. Les déconfinements s'estompent et le retour au bercail des salariés pourrait inaugurer, à moins qu’ils ne s’y opposent, la reprise des habitudes ancrées, le ciblage de l’individu entre management, RH et organisation du travail…

La tâche, ou l’apprentissage de l’autonomie

Et pourtant… l’individu, loin de sa structure a appris à se « débrouiller » seul quand les informations et les collègues lui manquaient. En fait, la personne s’est mise à envisager le résultat qui lui était demandé dans un environnement plus large que celui consacré à la fabrication de sa compétence en entreprise. Il a appris à se passer de certains protocoles inutilisables dans les conditions de télétravail. Il s’est inventé réparateur de son portable défaillant ; il a ouvert ses sources de données sur le Net par faute de les avoir sous le coude. Il a pris le temps du téléphone avec les relations pour qu’ils l’aident ou que lui les aide. Il s’est inventé bricoleur pour se fabriquer un bureau improvisé ; il a acquis des talents de « cadreur-sonorisateur-lumièriste » pour présenter une image correcte de lui afin de participer aux webinaires. Il a organisé tout seul ses séquences de travail et de loisir, avec un peu de difficulté au départ, mais il y est arrivé.

Il a reconstitué l’environnement de son travail tout comme les artisans métalliers du siècle dernier apprenaient à l’école non seulement à fabriquer une serrure, et aussi à travailler le fer et le bois pour remplacer, poser ou fabriquer une fenêtre ou une porte dans laquelle la serrure serait incluse. L’environnement de la « pièce » à réaliser faisait partie de leur « tâche ».

Entre tâche et tâcheron

Si le terme tâcheron a encore gardé ses lettres de noblesse pour des compagnons experts qui travaillent à la tâche sur les chantiers du bâtiment, tels les carreleurs ou les charpentiers, il a perdu son prestige quand il a été rattaché à non-propriété du lopin de terre cultivé par le tâcheron agricole, ou ramené à une exécution stricte de la tâche sans intelligence de la situation pour les ouvriers de l’industrie.

La didactique professionnelle a impulsé autre façon de comprendre comment la personne apprenait en situation, comment la tâche s’adaptait à l’environnement de travail. Ainsi, les cas de dépannage de collègues dans les bureaux, sur un chantier ou dans les ateliers ne sont pas rares. Certains ont appris sans qu’on leur ait demandé comment résoudre une panne ou pallier un dysfonctionnement. À partir de l’identification de ses perceptions, la didactique professionnelle a décrypté la manière dont l’individu procède, sans que celle-ci soit du domaine du conscient, pour mobiliser, transformer, « relooker » ses expériences acquises et répondre expressément aux exigences de son travail. Elle a aussi mis l’accent sur la façon dont la tâche se reconfigurait au fur et à mesure de sa distribution et de sa compréhension par les différents niveaux d’interlocuteurs : de l’expression du besoin du client, en passant par l’entrepreneur, le chef d’équipe ou le salarié. Un des résultats révélés fut qu’en fait :

Chaque tâche est singulière si le résultat atteint par chacun est semblable. Et dans le périmètre de la tâche, l’apprentissage informel fait partie de l’apprentissage en situation de travail.

Les spécificités de la tâche, ni bloc de compétences ni polyvalence.

Dans un environnement travail, la pratique de la tâche déborde celle de la compétence car elle nécessite l’acquisition d’autres savoirs qui sont liés à son exécution, sans forcément être en capacité de pouvoir exercer les compétences connexes dans leur intégralité. Il devient alors difficile de catégoriser la tâche en bloc de compétences.

Celui-ci, composante d’une certification, fait partie d’un diplôme ou d’unités d’enseignement à l’université qui valide un morceau d’une certification ou d’un titre inscrit au RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles) plutôt que sa globalité.

  • Par exemple, une formation Assistant(e) RH est composée de quatre blocs de compétences : administrer les RH, gérer la paie, contribuer au développement RH et conduire un projet RH.

La tâche n’est pas non plus une polyvalence de métiers car sa nature est implicite et de facto ignorée par l’entreprise. Quand la polyvalence est l'expression d'une recherche optimale de l'utilisation des moyens de production humains et techniques, subordonnée à l'atteinte d'objectifs visant à l'obtention de la plus forte rentabilité possible. Ces objectifs sont réalisés par la substitution idéale des moyens de production et à la connaissance des capacités de la structure.

C’est aussi pour l’entité un engagement qui doit répondre à des critères précis que l'on trouve dans la gestion des priorités, l'évaluation des capacités et l'application d'essais ou tests. Le rôle du management devient crucial dans cette nouvelle approche de l’organisation du travail. En instaurant un principe organisationnel accepté, la polyvalence est élaborée à partir d'une définition précise des besoins et de la réponse effective à l'expression de ces besoins. La conséquence immédiate réside dans une classification des besoins par ordre de priorités.

Le fonds de commerce de la tâche est ignoré par l’entreprise !

Le réflexe de l’organisation est souvent de faire monter en compétence ses salariés sans forcément prendre en compte l’amplitude des savoirs qu’ils convoquent pour réussir leurs missions. La spécificité de cet apprentissage informel est qu’une personne a pu répondre dans des situations imprévues à l’acquisition d’un environnement de connaissances nécessaires pour réussir sa « tâche ».

Je me souviens il y a plusieurs années quand le numérique n’avait pas encore remplacé les grosses rotatives Heidelberg dans les imprimeries. Dans l’une d’entre elle, le magasinier devait partir à la retraite. L’entreprise ne le remplacerait pas car son poste était jugé devenu inutile pour elle.

Après le départ du salarié, les grosses bobines de papier furent stockées dans un endroit plus proche du « cul du camion ». Et peu de temps après, on s’est aperçu qu’elles « bourraient » sur les machines ou que le papier se déchirait. Les déchets en atelier étaient énormes, plus de 20 % ! Pour rationaliser la production, on avait fait l’impasse sur les conditions optimales d'hydrométrie de stockage du papier afin qu’il puisse être utilisable. Le salarié parti lui le savait. Comme il avait compris qu’il ne fallait pas transporter dans n’importe quelles conditions les bobines d’une tonne parfois, sous prétexte que leur lieu d’entrepôt était facilitant pour les chauffeurs de poids lourds.

En fait, la façon dont le magasinier exerçait sa compétence était l’une des compétences clé de l’imprimerie ! L’entité l’avait évaluée de manière réduite sans prendre en compte l’intelligence de la situation que le salarié avait développée dans l’exercice de sa tâche…

Cette posture nécessite de l’autonomie, c’est-à-dire de rester libre des processus mobilisés. Elle revisite le principe hiérarchique de dépendance qui impose le paradigme du non-savoir des salariés « de la base » et de leur connaissance plus en haut de la hiérarchie. Pourtant, les TPE et les PME pratiquent l’apprentissage informel sans le savoir, tant qu’une organisation du travail plus stricte ne s’est pas encore mis en place.

Le processus d’apprenance des individus qui ont appris seuls, et qui ont su transformer leurs compétences incorporées en savoirs adaptables, n’est-ce pas aujourd’hui ce que l'entreprise recherche afin de faire face à la concurrence ? Il est là, disponible si tant est que les individus en soient eux-mêmes conscients et que leur entité les accompagne personnellement dans son identification.

Dans le jargonnage de l’apprenance, la « réflexivité » est le processus langagier qui explicite comment la personne se saisit d’éléments nouveaux pour pouvoir pallier une difficulté et ainsi apprendre de la situation (1).

La tâche est « capacitante », elle est la cellule de base d’un métier où l’on apprend toute sa vie

L’envahissement du territoire des compétences par la tâche ne correspond pas à leurs définitions strictes. Il n’en est pas moins que l’organisation dispose d’un fonds de commerce ignoré, d’un trésor insoupçonné dans les cales du navire Entreprise, les tâches « capacitantes » La loi de 2018 valant réforme de la formation professionnelle a instauré la formation en situation de travail. Son dispositif pourrait être aidant pour expliciter les savoirs acquis à la condition de ne pas les réduire en les évaluant par rapport aux référentiels de compétences pré-normées.

Pour la personne, la tâche est une réalité au quotidien de son métier ; toujours renouvelée car le changement permanent de l’environnement de travail nécessite une adaptation permanente des connaissances de l’individu. Ses capacités, aptitudes en gestation, sont mobilisées dès qu’il se questionne sur la meilleure pratique à appliquer. Pour lui, le concept de tâche fait appel à son désir de métier, de bien accomplir ce qu’on lui demande de produire. Il fait partie du plaisir à travailler pour une activité dans laquelle il croit encore et où il souhaite s’épanouir.

La tâche capacitance permet l’aiguillage entre des activités de travail qui évoluent

L’erreur serait de penser que tous les métiers disparaissent, beaucoup évoluent et certains ne sont plus usités. Ils ne disparaissent pas. Numériser ne change pas un métier s’il en change la technique et les pratiques. La révolution technologique du ferroviaire n’a pas supprimé les conducteurs de locomotive. Les générations qui les ont suivis sont devenues pilotes de TGV ou conductrices de TER. Par ailleurs, dans la convention collective des cheminots, les primes de charbon ont eu la vie dure !

Sans doute serait-il nécessaire de réécrire les référentiels métiers dans une acceptation plus large qui inclurait les débordements de la tâche afin qu’une partie d’entre eux continuent à exister pour accompagner la personne sa vie durant. Les exemples sont nombreux de charpentiers devenus charpentiers couvreurs et les DRH des DAF. S’interroger sur les capacités individuelles spontanément convoquées dans un métier qui rendent possibles les passerelles avec d’autres activités, permettrait sans doute, si elles étaient prises en compte, un autre aiguillage professionnel teinté de pertinence…

La tâche, une confiance partagée entre employé et employeur !

Enfin, et c’est peut-être là l’essentiel, l’exercice de la tâche, autonome par nature, repose fondamentalement sur la confiance que les dirigeants développent vis-à-vis des capacités personnelles de leurs « subalternes » Et côté salarié, il ne suffit pas que les managers déclarent lever le voile sur leur intimité professionnelle. Encore faudrait-il qu’ils aient confiance en eux !

Mais ça, c’est une autre histoire
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  1. « L’action de formation en situation d’apprentissage » par E Provost Vanhecke – 2 019 – Ed. Territorial

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