Exerce-t-on une activité parce qu’elle nous correspond ou par effet d’aubaine ?

S’il existe un pan ignoré de l’orientation, c’est bien celui de la propension métier, cette tendance de tempérament qui tel un attracteur irrésistible nous fait vibrer dès le plus jeune âge à un désir de travail qui satisferait nos besoins internes. Très tôt dès le collège, on nous demande de nous orienter. Même à cet âge, si répondre à la question de ce qui nous rend heureux est simple, choisir un métier reste souvent une notion floue. Le lien entre la satisfaction des besoins internes de l’individu et son désir de travail n’est même pas soupçonné. Alors on orientera les jeunes suivant leurs notes, créant l’impasse sur ce qui à l’école leur fait plaisir ou pas, ou suivant le souhait de leurs parents dont la catégorie socioprofessionnelle pèsera lourd dans la décision d’activité de leur enfant. Personne ou si peu prêtent attention aux processus internes qui font qu’un enfant est attentif ou agité en classe, performant ou pas avec un ordinateur, habile ou pas à manier un ballon. Tout comme pour les grands on prendra acte du résultat de leur action par rapport auquel on le culpabilisera ou on le félicitera. Qui aurait l’idée d’aller regarder du côté de l’origine des comportements de la personne ? Les grandes tendances du tempérament de l’enfant qui le prédispose à exercer un métier plutôt qu’un autre, auront été ignorées. Et la situation s'entérinera à l’âge adulte où les erreurs de casting du passé prendront la forme d’un mal-être inconnu au travail dont on ne connaîtra pas l’origine. En soupçonnons-nous même l’existence ?

La compréhension du mal-être de l’individu par les services RH encore trop en aval du travail

Depuis longtemps, les entreprises se confrontent aux difficultés de leur personnel et ont bien du mal à démêler ce qui ressort de la vie privée ou de la vie professionnelle. Il en est ainsi du stress dont sa déclinaison, le burn-out, a pris celle de la maladie. Maintenir l’engagement des personnes revêt l'allure d’un challenge au quotidien et les services RH ont compris que la clé de la performance de leur entreprise restait l’investissement de la personne dans son travail.

Ils tentent de lever le voile sur le dysfonctionnement de la performance individuelle et collective. Ainsi, l’expérience collaborateur met le focus sur la façon dont les individus perçoivent les réalités quotidiennes et on a compris tout le bénéfice d’un retour sur investissement de leur travail, quand il est reconnu que leur performance contribue à celle de l’entreprise. Cette « expérience collaborateur » s’inscrit dans le cadre du « parcours collaborateur » tout au long de la carrière. Cette compréhension du maillage entre la vie personnelle et professionnelle est en train d’émerger chez les RRH/DRH sans que ceux-ci parviennent à la saisir réellement.

Ainsi le domaine du parcours collaborateur balise en six étapes le parcours de vie au travail : la survie financière à la fin du mois, la sécurité du poste et de la rémunération, les évolutions de carrière, l’épanouissement au travail et la capacité d’influence des autres et en fin de carrière, le souhait désintéressé de la transmission. Malheureusement, « la vie n’est plus un long fleuve tranquille » et les réalités vécues par les salariés les impactent à chaque étape de leur progression de carrière, d’autant que la période que nous traversons bouleverse les modèles de travail en place. Malgré tous les efforts des services RH pour le maintenir, l’engagement des salariés n’est pas forcément au rendez-vous. Quand la personne à l’occasion d’un évènement suffisamment important pour elle n’aura plus de réponse qui puisse lui apporter une solution, peut-être lui faudrait-il rechercher ailleurs les origines de sa difficulté…

Grâce à des approches centrées sur l’individu, le constat de professionnels qui aident les adultes sans emploi à retrouver une activité est le suivant : il serait nécessaire d’aller au-delà des évidences déclinées par l’approche compétences pour investiguer les modes de fonctionnement internes de l’individu qui contribuent ou pas à la réussite de son action. Et peut-être arriver à se poser une question étrange, la personne ne s’est-elle pas trompée de métier ? N’y aurait-il pas eu une erreur de casting ?

Questionner les besoins internes satisfaits par le travail

Quand on parcourt les référentiels de compétences on peut imaginer la satisfaction de la personne à y retrouver les siennes, celles qui ont reçu les compliments de sa direction. Est-ce suffisant pour répondre à la question, pour quel motif, pour quel mobile travaille-t-on ? On l’a vu, avec le parcours collaborateur, la réponse serait susceptible de paraître facile : faire carrière, assurer une rémunération périodique ou avoir un statut social. N’y n’aurait-il pas autre chose ?

Certains pourraient penser à leurs rêves d’enfant : quand je serai grand je serai pompier ! Moi je serai infirmière ! Et moi boulanger ! Ces élans d’enthousiasme ne sont pas forcément révélateurs d’une vocation pour un métier précis. L’information précieuse qu’ils fournissent est d’une autre nature : ils annoncent une propension de tempérament qui comblera les besoins de la personne pour une forme de travail. Ils sont aussi simples qu’une envie à satisfaire : aimer rencontrer les autres (les professions du commerce, des médias, ou le management de proximité), être à l’extérieur (BTP, agents de la DDE ou agriculteurs), trouver des solutions (ingénierie, recherche ou SAV) apprendre par le toucher (artistes, compagnons artisans ou créateurs de mode) bouger (par exemple pour un diplômé en droit préférer la vie des affaires au notariat), rester en dehors du regard des autres (avoir une inclinaison pour le travail seul, chez soi en télétravail ou dans un bureau isolé) ou développer une intelligence intuitive de l’action à venir pour soi et pour l’autre (joueur de football ou de tout autre sport collectif, dirigeant d’entreprise ou chanteur à succès). Et la liste n’est pas exhaustive !

Dès le plus jeune âge, le gamin, la gamine que nous avons été, présente des aptitudes pour telle ou telle activité et des comportements qui font sens. Celui qui remue à l’école n’a pas forcément pour vocation de perturber la classe. A-t-il compris plus vite que les autres et il s’ennuie ? Ce phénomène commence à être investigué et a abouti à une mise en catégorie, les HPI ou hauts potentiels intellectuels, ce qui ne résout en rien la discrimination larvée dont ils peuvent faire l’objet : pointer leur différence par rapport aux autres. Des pédagogues qui aimaient les enfants et leur ont consacré leur vie tels Jean Piaget ou Antoine de la Garanderie ont identifié d’autres causalités aux attitudes de l’enfant. L’un a pointé qu’il apprenait en situation en interrelation avec les autres ; et l’autre a mis l’accent sur le mode de perception majoritairement convoqué qui l’aidait à se saisir des informations du contexte et à les transformer en connaissance.

Le numérique transforme le métier qui ne satisfait plus les besoins de la personne

Ainsi en remontant la chaîne des causalités de quelqu’un qui veut être boulanger et qui l’est devenu, pour lui à l’origine, il existe une forme particulière de conceptualisation dans l’action ainsi que la posait Gérard Vergnaud, l'intelligence de la main. L’enfant puis l’adulte qu’il deviendra développeront un mode de perception majoritaire kinesthésique (toucher, olfactif et/ou gustatif) et ils s'épanouiront dans tous les métiers qui leur permettront de « réfléchir » avec la main.

Face à un écran qui lui procurera des données de cuisson, cet individu sera mal à l’aise alors que la situation d’un pain qui est en train de se faire lui offre tous les renseignements dont il a besoin : quand le mélange de farine et d’eau prend une couleur plus foncée et que la consistance de l’amalgame devient celle d’une pâte que la main pourra pétrir, il n’a pas besoin d’une recette de cuisine identifiée et répertoriée sur un mode visuel qui n’est pas le sien. Il sait ce qu’il faut faire. La situation lui donne toutes les informations dont il a besoin car il sait les repérer. Boulanger n’est pas le seul métier qui lui conviendra, sinon tous ceux où il développera sa capacité d'identifier en situation les facteurs de réussite ou d’échec du geste professionnel, grâce à son mode de perception majoritaire, le kinesthésique.

Dans une salle de pétrin numérisée, les machines exécutent un processus à partir d’un logiciel : temps de pétrissage, de levage, ou de cuisson. En captant les informations et redonnant à l'ouvrier un processus élaboré cognitivement, l’intelligence artificielle l’éloigne doublement de sa propension au métier : elle séquence les tâches en les parcellisant, une taylorisation qui le distancie de son travail, fabriquer du pain comme ses clients l'aiment. Et elle détourne la perception métier du toucher qui satisfait les besoins au travail du boulanger vers un didacticiel visuel où la personne ne retrouve plus sa façon de fonctionner, le mode kinesthésique qui remplit son désir de métier…

Les paradigmes sociétaux enferment le travail si les conversions d’activité osent le changer

Un mode de fonctionnement différent tel celui des HPI fait craindre aux groupes constitués qu’il ne sera pas facilement maîtrisable ; tout comme la déviance à la conformité ambiante (pour exemple choisir le métier de couturière quand les parents ingénieurs ou pharmaciens ont prévu pour leur fille un cursus d’ingénieur) a beaucoup de mal à être reçue par notre société. Notre façon d’orienter les jeunes produit trop d’échecs pour que nous ne nous questionnions pas sur le phénomène. Ainsi 29 % d'étudiants quitteraient l’université sans emploi à la fin de la première année. Et la cohorte de chômeurs adultes qui ne baisse pas ne peut que nous interpeller autrement sur les raisons de leur non-activité. Beaucoup ont été cernées et nombre de dispositifs ont émergé. Pour exemple, « Transco » qui favorise le transfert des compétences inter régions ; ou « Pic la Place » qui aide les jeunes loin de l’emploi à se former. On ne peut que s’en féliciter. Cela suffira-t-il ?

Je me souviens d’un ingénieur chimiste de 50 ans, licencié par son entité. Il avait fait évoluer son métier vers une activité de rencontre de chefs d’entreprise auxquels il apportait des solutions. Quand l’institution fut remaniée il a perdu son emploi. Il était difficile pour lui de retrouver un poste dans un domaine où la pertinence des connaissances était liée à leur fraîche actualisation. Lui fallait-il réapprendre sa technique auquel cas il serait en concurrence avec des ingénieurs plus jeunes à la rémunération moins coûteuse pour l’entreprise ? Son bilan de compétences avait décrété que sa compétence était la chimie. En cela, rien d'étonnant car les constats d’état bilanciels ont pour socle les résultats acquis et leurs développements possibles dans le même domaine ou des domaines d’activité connexes. Une fois exploré tous ces possibles et sans résultat sur le plan de l’occupation, l’attention fut portée sur ce qui le rendait heureux dans son travail : l'ingénierie des solutions lors d’une rencontre interactive avec des personnes en demande. Alors, le chimiste a osé rompre les codes professionnels et sociétaux qui le retenaient prisonnier. Et il s’est tourné vers l’alchimie des relations humaines et a créé… une agence matrimoniale qui a perduré de nombreuses années, même après l’arrivée des applications dans le domaine !

L’inverse de l’exemple précédent est aussi vrai. En reprenant une structure en difficulté, des banquiers experts dans l’analyse de dossiers pensaient pouvoir se transformer en chefs d’entreprise. Ils avaient oublié que l’exercice de leur métier de banquiers leur apportait la sécurité financière et intellectuelle et qu’ils n’avaient pas vécu de situation à risques réelle. Rien à voir avec la situation sans filet de l’entrepreneur qui affronte les vrais risques de son activité. La capacité d’analyse des dossiers avait fait oublier aux cadres de banque que la prise de risque en situation réelle n'appartenait pas à leurs besoins internes au travail. Les repreneurs qui se trouvaient dans ce cas d’espèce ont échoué dans leur nouvelle activité.

Des approches qui contournent la propension métier

Ces exemples sont « simples » mais ils ne sont pas simplistes. La simplicité est telle le fil d’Ariane qui rattache une information de base à la complexité humaine. Suivant ses prédispositions, notre tempérament est révélateur de propensions qui lorsqu'elles sont exercées nous rendront heureux. Depuis longtemps, les collectivités territoriales ont approché le phénomène en prenant en compte les expériences de vie du nouvel embauché, qu’elles soient ou pas dans son domaine d’activité, elles sont révélatrices de sa personnalité. Au-delà du constat d’aubaine (prendre une profession à défaut de rester au chômage ou parce que l’occasion se présente), la réalité du bien-être dans l’exercice d’un métier ne s’invente pas. Elle fait partie de nous !

Il n’est pas facile de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens lors de l'activité de travail. Plusieurs démarches innovantes ont tenté de l'éclaircir. À l’instar de Patrick Mayen ou de Pierre Pastré, didacticiens du travail, l’identification de l’apprenance en situation de travail telle la formation en situation de travail (ou Fest) est un véritable progrès dans la compréhension de la performance. Elle pointe le processus utilisé par la personne pour accomplir sa tâche. Une autre avancée notable est celle d’Yves Schwartz et de son approche pluridisciplinaire d’ergologie du travail invisible, l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Elle a mis en évidence les déterminants de l’action, ces évènements parasitant ou favorisant l’accomplissement du travail. Pour exemple, les bûcherons qui captent des repères en milieu naturel leur permettant d'évoluer en toute sécurité, peuvent se couper des signaux quand ils sont tracassés par des pensées parasites, tels des ennuis, déterminants de l’action. Alors arrive l’accident.

Parviendrons-nous à lever le voile sur les éléments qui déterminent notre joie à vivre le travail au-delà de toute amélioration dans la compréhension de ses conditions ?

Je me souviens des « éplucheuses de sardines » qui, dans le vent glacial d’une halle à la criée des poissons, assises sur des cageots brinquebalants, les mains gourdes de froid, « abattaient » des montagnes de caisses, sans jamais se plaindre et en riant ! Mal payées et sans garantie d’emploi, la façon dont ces femmes accomplissaient leur tâche quotidienne les rendait heureuses.

Pourquoi ?

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