« Faut rigoler ! » Titre d’une célèbre - quoiqu’ancienne – chanson interprétée par Henri Salvador, sur des paroles de Boris Vian datant de … 1958. Ce n’est pas tout jeune mais le texte prônait déjà l’importance du rire dans un monde difficile et souvent trop triste. Le rire serait excellent pour la santé et figurez-vous qu’en 2021, Jennifer Aaker, Professeur à Stanford et Naomi Bagdonas[1], chargée de cours dans la même Ecole de Management, publient un livre fondé sur le même principe. Mieux même, le livre est tiré d’un cours qu’elles donnent sur le sujet de l’humour dans la prestigieuse école.

Le rire et l’humour leur apparaissent comme des questions sérieuses non seulement parce que la société actuelle leur paraît de moins en moins rieuse et légère (apparemment le constat n’est pas nouveau) mais aussi parce que l’humour constituerait un puissant outil de management pour autant qu’on comprenne comment il fonctionne et qu’on sache l’utiliser correctement. Il leur paraît donc légitime de former les managers à l’humour et ce d’autant plus que d’après une étude Gallup notre pratique du rire diminuerait fortement après l’âge de 23 ans pour ne remonter qu’après 75, c’est-à-dire que toute la période de vie « ouvrée » ne serait qu’un long jour sans rire… Et comme on apprend aux managers à respirer, à méditer, voire à être poli, pourquoi alors ne pas leur apprendre à être un peu plus humoristique…

Si tout le monde s’accorde à rêver du petit supplément de légèreté apporté par l’humour, il en va de celui-ci comme du sport et des relations humaines, il est plus facile d’être croyant que pratiquant. Les freins à l’humour au bureau sont liés à nos représentations ; on s’imagine que le travail et l’entreprise sont trop sérieux pour supporter l’humour qui pourrait nuire à son image et à sa carrière ; on peut aussi avoir la peur de l’échec car quoi de plus gênant qu’une blague qui tombe à plat ; on peut enfin s’imaginer que l’humour, tel le leadership, le sens commercial ou l’amour des chiffres relèvent de l’inné et du don à la naissance.

Même si le ton de l’ouvrage, volontariste et délibérément optimiste peut agacer, les auteurs ont le mérite de nous inviter à nous interroger sur le comportement humain, la pratique sociale de l’humour et du rire ; pourquoi les comédies et les humoristes ont-ils autant de succès (même les mauvais) alors que le travail et la vie en entreprise donnent l’impression d’en être privés. Il n’est donc pas inutile de repérer l’intérêt concret de l’humour dans les situations managériales, ses principes de fonctionnement sans oublier ses limites.

Que pourrait apporter l’humour au management ? Les auteurs soulignent en premier lieu un apport de légèreté qu’elles décrivent comme un état d’esprit de réceptivité et de recherche active de joie. C’est donc un état d’esprit, une vision du monde faite de positivité mais aussi de recherche proactive de ce qui est plaisant dans le réel, sans naïveté mais sans a priori négatif systématique. Beaucoup, j’imagine, s’accorderont à dire que cela ferait du bien dans de nombreuses situations managériales. Pourquoi ne serait-ce pas une des composantes du bien-être tout aussi pertinente, sinon plus, que les babys-foots, les coaches en tout genre et l’after du before. Sans verser dans une vision naïve de ce bien-être, on se demande bien pourquoi le travail et l’entreprise seraient condamnés au sérieux triste et lugubre comme si c’était le seul moyen de leur donner de l’importance. Dans le travail et l’entreprise il y a de l’effort, parfois de la souffrance, du risque, du souci mais il en va de même dans d’autres compartiments de l’existence qui laissent pourtant plus de place à l’humour.

L’humour et le rire, ou le sourire, qui en découlent ouvrent à l’émotion. Rire ou sourire c’est une réaction somatique - une émotion au sens propre du terme - et à l’heure où ces émotions ont besoin d’être reconnues et « gérées », considérer le rire est une belle opportunité de leur laisser de la place. Plus sérieusement, les situations émotionnellement marquantes, le rire en particulier, ouvrent et développent notre attention et nos capacités de mémoire : c’est souvent un bon mot qui fait se souvenir d’une conférence et des idées principales qu’on y a entendues. A l’heure de la fatigue de la communication managériale, l’humour n’est donc pas inutile.

L’humour permet ainsi d’exprimer une émotion, de décharger une tension ; il permet de prendre de la distance par rapport à un problème, un conflit ; il pousse à regarder la réalité sous un autre angle, à sortir du piège du nombrilisme et du ressentiment[2]. En déplaçant le regard, en créant du sourire, il change la posture des uns et des autres, il révèle au regard de tous que l’on partage quelque chose. Rire ensemble est du même ordre que manger ensemble.

En créant quelque chose de commun, en sortant chacun de sa posture figée dans un jeu organisationnel, l’humour facilite la relation. Il constitue ainsi une ressource redoutable pour la pratique managériale qui n’est jamais qu’entretien de la relation. Il développe la confiance, et mieux encore, il révèle que des personnes existent au-delà ou en-deçà des rôles et des positions qui leur sont assignés ou qu’elles se sont créés. Sans doute est-ce pour cette raison que le rire est rarement l’apanage des grandes figures d’autorité : il leur paraît sans doute peu important voire dangereux de montrer la personne derrière la figure.

Les spécialistes de l’humour, enseignantes à Stanford, proposent deux clés pour comprendre le mode opératoire de l’humour même si chacun peut avoir un style plus ou moins subtil, plus ou moins empathique, plus ou moins méchant, pour le pratiquer. Premièrement l’humour a une composante forte de vérité. Fera rire ce qui rappelle à l’autre quelque chose de vrai qu’il a vécu, ressenti, observé : c’est drôle parce que c’est vrai, parce que je l’ai vu, parce que je l’ai fait ; l’humour renvoie à des vérités partagées. Deuxièmement, c’est drôle parce qu’il y a de la surprise. Soit parce que c’est une surprise de partager des vérités avec certains, soit que la surprise découle d’une incongruité, d’un écart, du rapprochement deux ordres de pensée que l’on n’aurait jamais naturellement associés ; il y a surprise également quand ce qui se passe ne correspond pas à ce que l’on attendait. Pour cette raison, les histoires drôles sont souvent montées sur la structure suivante : un contexte très concret à laquelle chacun peut s’identifier, une - généralement deux – situations logiques ou naturelles dans ce contexte, et la troisième, logique mais totalement surprenante et incongrue et dont le rire découle.

Les deux notions de vérité et de surprise du décalage ne suffisent pas à créer le rire, elles en sont plutôt des composantes nécessaires à défaut d’être suffisantes. Il resterait ensuite à explorer d’autres notions plus situationnelles comme les positions respectives des acteurs en présence, celui qui tente l’humour et son destinataire, l’intensité dramatique de la situation, l’histoire de la relation entre les personnes. Nul doute que le cours de Stanford permet de maîtriser tout cela mais si l’on ne peut que confirmer les vertus de l’humour et du rire dans les relations managériales encore faut-il prendre la mesure de leurs limites. Il existe au moins quatre points d’attention à ne jamais oublier quand on veut utiliser l’humour comme outil afin de détendre l’atmosphère, changer les relations, ouvrir à la créativité ou tout simplement augmenter les capacités de résilience de soi et de ses équipes.

Le premier point d’attention est évidemment celui de ne pas forcer sa nature, de ne pas suivre aveuglément le « process de l’humour » en oubliant le contexte de la situation, sa propre personnalité et son image auprès des autres. L’humour a une dimension culturelle importante et la plaisanterie introductive lors d’une prise de parole en milieu anglo-saxon ne fonctionne pas forcément en Europe, tout comme l’auto-dérision flegmatique des Britanniques risque de tomber à plat en de nombreuses régions du monde. Les auteurs de Stanford rappellent avec raison qu’il n’y a pas de don inné pour l’humour et que chacun peut progresser mais encore faut-il faire les bons premiers pas dans la bonne direction, et à la mesure de sa force.

Le deuxième point d’attention c’est que l’humour n’est jamais une panacée. Il est bon de détendre l’atmosphère mais encore faut-il savoir assurer ensuite. En aucun cas l’humour ne peut remplacer la compétence et le résultat, à moins, dira-t-on, de mesurer le résultat au degré de tension de l’atmosphère, mais, à ce moment-là, il faut être CHO (Chief Humor Officer), une nouvelle fonction que je suggère de créer, cela aidera les chasseurs de tendances. Ce point n’est pas anecdotique : l’humour n’est pas une fin en soi, c’est un moyen de développer des relations humaines, de prendre de la distance, de de créer de la confiance.

Troisième point d’attention, l’humour est un art plus subtil. Les auteurs de Stanford repèrent trois composantes principales de la comédie : la vérité, l’inconfort et la distance. La vérité est au cœur parce que nous rions quand nous nous reconnaissons mais ce n’est pas suffisant pour créer la comédie. Il faut ensuite de l’inconfort qui peut venir de la référence à un tabou ou d’une dissonance cognitive : l’inconfort génère parfois de l’humour (parce qu’une caractéristique de soi est mise en scène par exemple) parce qu’il crée un effet cathartique, parfois il peut complètement fermer et tétaniser la personne. Tout dépend alors de la distance entre le trait d’humour et le sujet ; cette distance peut être temporelle (on ne rit pas tout de suite de son accident), physique (on ne rit pas de la même manière de ce qui arrive à un proche ou à un inconnu lointain), culturelle, etc. Il existe donc une grande limite de l’humour qui tient à la mauvaise résonance de ces trois composantes et l’humour peut être ravageur si les trois ingrédients sont mal dosés. C’est ce que disait Pierre Desproges en affirmant que l’on peut rire de n’importe quoi mais pas avec n’importe qui et dans une société où beaucoup de mots, thèmes et idées sont piégés, l’exercice de l’humour devient un art.

Enfin on n’oubliera jamais que l’humour n’est jamais qu’une façade, un vêtement qui n’aura jamais le même impact selon l’attitude profonde de celui ou celle qui l’exerce envers les autres. Les mêmes techniques humoristiques ne préjugent pas de la bienveillance de ceux qui les emploient ; l’humour ne préjuge pas non plus d’une approche plus ou moins positive du monde et des autres ; l’humour ne préjuge pas enfin des utilisations possibles par son auteur du pouvoir qu’il donne parfois. L’humour n’est donc pas tant une technique à enseigner qu’une palette de couleurs dont il reste au peintre à faire du beau.
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[1] Aaker, J, Bagdonas, N. Humor, seriously – Why humo ris a secret weapon in business and life. Currency, 2021.

[2] Fleury, C. Ci-gît l’amer. Gallimard, 2021

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