En France, la réalité des relations sociales est extrêmement hétérogène selon les entreprises. L’implantation des organisations syndicales, la nature des acteurs présents, la place accordée aux échanges avec les partenaires sociaux ainsi que la qualité des contenus et des interactions sont très différentes d’une organisation à l’autre. Elles dépendent du secteur, avec de véritables déserts syndicaux dans certains domaines des services, dans le bâtiment ou le commerce, mais aussi de l’histoire de l’entreprise, de ses lieux d’implantation ou de sa taille.

Cette diversité est un fait aujourd’hui et elle existera toujours dans les prochaines années, quoi qu’en pensent ceux qui considèrent qu’il faut redynamiser le fait syndical ou ceux qui, au contraire, le regardent comme une nuisance.

La réalité en France aujourd’hui

La France a une histoire sociale douloureuse, avec, par le passé, des conflits durant lesquels le sang a coulé. Cette histoire a contribué à opposer, beaucoup plus que dans d’autres pays, l’économique et le social. Cet héritage culturel pèse lourd aujourd’hui encore, d’autant que les structures extérieures à l’entreprise, qu’elles soient syndicales ou patronales, jouent sur les prises de position des acteurs internes et biaisent parfois leur dialogue.

La quasi-totalité des entreprises affichent désormais leur volonté de construire des rapports de partenariat. Dans certaines entreprises, les actes sont cohérents avec cette prise de position. La vérité oblige à dire que dans d’autres organisations, la défiance reste de rigueur. D’autant que les managers opérationnels ne sont pas tous spontanément dans une posture de coopération et de respect des représentants du personnel. De nombreux DRH ont eu à mener un véritable travail de sensibilisation et de formation du management pour que celui-ci accepte et intègre la place à attribuer aux relations sociales.

Plus encore que par cet arrière-plan culturel, la place des relations sociales et leur nature est structurée par l’intervention permanente du législateur. Celui-ci tend à traduire tout élément du débat public concernant le monde du travail en obligation de négocier, souvent dans l’urgence. En la matière, les obligations s’accumulent et se contredisent.

De ce fait, tout sujet RH devient en premier lieu un objet de relations sociales qu’il convient de traiter dans le cadre de la négociation, ceci aussi bien dans de grands groupes industriels ou publics que dans certaines grosses PME.

Cette approche est d’une inefficacité totale pour deux raisons. D’une part, elle s’appuie sur une illusion : celle de la transformation du réel par accord. Nous savons tous par expérience que le quotidien est autrement plus difficile à faire évoluer. D’autre part, la façon dont de nombreuses entreprises abordent ces questions ne crée que peu de valeur. Tout simplement parce que la DRH se contente alors de remplir ces obligations de négocier en tentant de limiter leur dimension contraignante et leur coût. Installée dans la « position du boxeur », elle traite alors en frontal la contrainte pour la réduire.

Mettre en place une abondance de normes, obligations et dispositifs et consacrer des moyens et du temps à les respecter formellement sans transformer la réalité en profondeur : nous venons de décrire ce qu’est la nature même d’un système bureaucratique.

Sous ce double impact de notre héritage social et de l’arsenal juridique français, les relations sociales pèsent très lourd dans certaines entreprises. L’agenda de nombreux DRH en France reste constitué en premier lieu d’obligations liées aux relations sociales. Ils se font phagocyter par ce volet de leur activité, pour une valeur ajoutée très faible au regard de l’approche adoptée. Le temps dédié à ces activités formelles et obligatoires est aujourd’hui une contrainte majeure pour le DRH, qui ne peut se consacrer autant qu’il serait nécessaire aux enjeux humains que doit traiter l’entreprise.

Les mutations en cours

Le plus frappant dans la description que nous venons de faire est que la nature des relations sociales n’a connu que peu de changements depuis des décennies. L’approche reste la même, les postures également.

Pour autant, un certain nombre de mutations sont à l’œuvre. La crise de la représentation ne fait ainsi que s’accroître année après année, même si elle ne se limite pas à la sphère des relations sociales. Les positions prises par les partenaires sociaux ne reflètent pas toujours ce que pense le corps social de l’entreprise, avec notamment certains combats qui peuvent être en décalage avec les préoccupations des collaborateurs.

Malgré cela, de nombreux médias continuent à ne représenter l’ensemble des relations dans l’entreprise qu’à travers le seul prisme des rapports entre partenaires sociaux. De même, les interventions d’un certain nombre d’acteurs politiques n’ont que cette grille de lecture des relations dans l’entreprise, ce qui peut conduire à des prises de position inadaptées.

Les conflits sociaux connaissent également des mutations. Le caractère instantané du partage d’informations et de la possibilité de coordination sur les réseaux sociaux transforment la capacité de mobilisation en la démultipliant et en l’accélérant. Au point que les administrateurs de ces applications peuvent eux-mêmes en être surpris et le gérer de façon défaillante. Suite au mouvement social d’octobre 2019 à la SNCF, des comptes Facebook administrés par des membres de deux organisations syndicales ont ainsi vu leur activité limitée, Facebook reconnaissant a posteriori que l'activité de ces pages avait été considérée « de façon inexacte » comme contraire à son règlement.

Par ailleurs, l’entreprise peut se trouver confrontée à des conflits spontanés, peu maîtrisés et mal régulés par les organisations syndicales. L’entreprise peut-elle prendre le risque de devoir gérer un mouvement social sans avoir face à elle d’interlocuteurs reconnus par les salariés ? Une entreprise peut se retrouver demain confrontée à des situations ingérables, du type « gilets jaunes », du fait de la faiblesse ou la décrédibilisation des corps intermédiaires existants.

La nécessité de postures refondées

La qualité de la relation avec les partenaires sociaux au sein de l’entreprise dépend bien sûr des contenus traités. Mais elle est d’abord impactée par les postures adoptées. Les entreprises naviguent aujourd’hui entre affirmation d’une approche partenariale et volonté d’endiguement.

Pour définir ce que pourraient être les relations sociales dans le futur, il nous paraît nécessaire d’en revenir à la finalité de l’entreprise et aux valeurs. S’il s’agit pour l’entreprise de mobiliser l’ensemble de ses acteurs sur le déploiement de sa finalité et d’être cohérente avec ses valeurs, elle se doit de penser l’interface avec les représentants du personnel au filtre de l’éthique et du respect.

Respect de ce qu’ils sont. Les discours critiques sur les réalités du paysage syndical sont pléthore. L’entreprise doit en finir avec la conception selon laquelle les partenaires sociaux devraient impérativement correspondre à ce qu’elle attend d’eux. Ce n’est pas à elle de définir ce qu’ils sont. L’identité de chaque organisation, de chaque groupe, de chaque personne doit être respectée. Cette approche renvoie d’une part à une confusion sur les responsabilités respectives, d’autre part à une limitation de la confrontation des idées et des points de vue qui appauvrit les contenus. Ces limites devront avoir été dépassées en dans les prochaines années. Les partenaires sociaux peuvent apporter un regard différent, exigeant, challengeant. En le prenant en compte, l’entreprise enrichira ses réponses.

Elle devra donc laisser donc toute leur place aux partenaires sociaux tels qu’ils sont. Toute leur place, mais rien que leur place. Nous avons vu que les obligations de négocier contribuaient notamment à positionner systématiquement les partenaires sociaux au centre du jeu. C’est oublier un peu vite l’acteur premier de l’entreprise : ses collaborateurs. Ce sont d’abord leurs perceptions, leurs réalités quotidiennes et leurs attentes qu’il s’agit de prendre en compte. C’est leur adhésion et leur engagement qu’il faut développer. Il y a donc nécessité de penser la relation directe de l’entreprise avec ses salariés comme première, primant sur les autres, et ne se déléguant pas.

Ce qui implique de traiter chaque enjeu sur le fond, en se centrant sur ce que vivent les collaborateurs, en les associant à la construction des réponses et en faisant jouer un rôle central aux managers. C’est au regard de cette affirmation que la relation avec les partenaires sociaux doit être repensée. Elle doit contribuer à enrichir les réponses apportées aux enjeux humains, sans pour autant se substituer au rapport entretenu avec les collaborateurs.

Dans le type de relation à développer, une autre dimension sera intégrée demain. La sensibilité croissante de l’environnement de l’entreprise à ses impacts externes va conduire de nouveaux acteurs à être de plus en plus présents dans son quotidien : ONG, associations, regroupements de consommateurs, collectifs, etc. Les ignorer constitue une erreur majeure, avec la caisse de résonnance que constituent désormais les campagnes sur internet et leurs conséquences en termes d’image. Les entreprises du textile l’ont appris à leurs dépens durant les années deux-mille à propos des conditions de travail chez leurs sous-traitants du Sud-est Asiatique. Le dialogue doit être mené, ces organisations contribuant à travers une approche élargie des relations sociales à ce que l’entreprise progresse en intégrant mieux certains impératifs sociétaux.

À terme, des contenus rehaussés

Nous évoquions plus haut la position du boxeur dans laquelle s’installe la DRH lorsqu’elle aborde les obligations posées par le législateur de manière à en limiter l’impact pour en réduire la contrainte sur l’entreprise.

En matière de gestion des ressources humaines, il est possible d’aborder un même enjeu soit avec une démarche centrée uniquement sur la minimisation des impacts et des contraintes, soit en y associant aussi une approche de création de valeur.

Les enjeux humains que l’entreprise va avoir à traiter, les attentes et aspirations des collaborateurs, mais aussi la mise en cause qu’a connu la fonction RH durant la décennie deux-mille-dix lui imposent de changer d’approche. Elle doit se saisir de tout ce qui peut contribuer à développer l’entreprise, même quand il s’agit d’un élément exogène qui peut a priori être perçu négativement. Avec une question : comment puis-je utiliser cette donnée pour faire avancer l’entreprise sur des enjeux essentiels pour son avenir ?

Plutôt que de traiter l’obligation formelle, la DRH doit au contraire apporter une véritable valeur ajoutée à l’entreprise en traitant le fond des questions abordées. Il s’agit alors d’appréhender ces thèmes sous un autre angle, dans la « position du judoka », qui instrumentalise la contrainte et l’utilise pour traiter un enjeu réel auquel l’entreprise est confrontée.

L’obligation d’un horaire minimum de 24 heures par semaine pour les temps partiels a remis profondément en cause l’organisation du travail dans les magasins de la distribution spécialisée, qui n’a eu que quelques mois pour se réorganiser et respecter cette nouvelle obligation. L’enseigne Sergent Major a décidé d’aborder cette contrainte comme une opportunité pour améliorer à la fois le vécu des équipes et la performance. L’organisation du travail négociée a permis non seulement de répondre au nouveau cadre légal, mais aussi de gagner en efficacité économique et en qualité de service, tout en améliorant le quotidien des collaborateurs.

Il est possible d’aller plus loin encore que cet exemple en positionnant l’ensemble des collaborateurs au centre des échanges au travers de démarches participatives menées en amont et en aval de chaque négociation ou consultation majeure. Cette approche doit alors être construite avec les représentants du personnel pour écarter toute suspicion de contournement des corps intermédiaires. Lorsque la société d’économie mixte NGE, en charge de la gestion d’équipements collectifs pour Nantes Métropole, a pris la décision de construire un nouveau contrat social, la Direction et les partenaires sociaux ont construit ensemble un dispositif permettant d’associer sur chacune de la vingtaine de thématiques à traiter les collaborateurs volontaires. C’est sur cette base qu’une négociation riche en contenus a pu ensuite déboucher sur la signature des nouveaux accords.

Les technologies mettent de plus en plus à disposition des acteurs de la négociation les outils leur permettant de connaître les attentes et ressentis des collaborateurs. Elles facilitent donc leur prise en compte en instantané.

Reste une condition à remplir. Des relations de cette nature ne peuvent se construire durablement si elles ne sont pas enrichies en contenu. Le statut de représentant du personnel se limite trop souvent au partage d’informations formelles, à l’attribution des crédits d’heures et à une protection contre le licenciement.

La direction de l’entreprise a bien évidemment accès à une information utile beaucoup plus développée et pertinente que les représentants du personnel. Il va donc s’agir de faire monter en puissance ceux-ci sur ces éléments. Cette démarche comprend plusieurs aspects. Il y a tout d’abord un enjeu de transparence. Il est difficile d’imaginer que des relations plus qualitatives pourront être construites dans la durée si sur certains sujets, la direction de l’entreprise a un double agenda. Il y a ensuite un investissement à réaliser pour accompagner la montée en compétences des représentants du personnel sur les enjeux de l’entreprise, enjeux économiques et enjeux de transformation. Les réalisations des entreprises en la matière sont souvent insuffisantes. Il y a enfin des décisions à prendre pour faciliter leur accès à l’information via les canaux et réseaux internes et externes de l’entreprise. Ce n’est pour autant que le débat avec les représentants du personnel sera moins exigeant. La bataille des idées et des représentations culturelles continuera à exister. Mais il s’appuiera sur des positions éclairées, plus qualitatives, donc plus pertinentes par rapport aux enjeux à traiter.

Une posture de respect, des responsabilités respectives claires pour chacun des acteurs, avec un élargissement de ceux qui sont impliqués, une logique gagnant-gagnant, un enrichissement des contenus. Ces éléments dessinent ce que pourrait être le nouveau paysage des relations sociales des prochaines années.

Il autorise un repositionnement de la DRH, avec du temps et des moyens réaffectés au traitement des enjeux humains qui créent de la valeur pour l’entreprise, la dimension relations sociales étant pleinement intégrée dans cette approche.

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