Mettre en place une nouvelle organisation peut rassurer les décideurs, la nouveauté donnant le sentiment que l’on reste maître du cap. Mais modernité et efficacité sont deux concepts différents. Nombre de salariés se plaignent des réorganisations en tout genre (nouveau logiciel, nouvelle procédure, nouvelle norme qualité, etc.) dont ils ne voient pas le sens. Norbert Alter (1) opère une heureuse distinction entre le mouvement – qu’il qualifie de « dynamique sans aboutissement » – et le changement – qui représente une « action animée par une intention qui doit déboucher sur une fin » –. Comment accompagner le (vrai) changement, celui qui a du sens parce qu’il correspond à un (vrai) besoin ?

Raisonner en termes de problèmes et non de solutions

« Le temps des technocrates était le temps des solutions. Il nous faut maintenant passer au temps des problèmes », écrivait dès 1989 l’éminent sociologue Michel Crozier dans son ouvrage au titre évocateur L’entreprise à l’écoute. Il ne s’agit pas d’identifier des solutions pour ensuite les proposer, ou pire les imposer, mais de créer un consensus autour de la perception des problèmes. C’est de ce consensus que pourront naître les solutions possibles. On peut par exemple organiser des espaces de discussions autour de la question des fiertés et des frustrations des salariés par rapport à la qualité du travail. Les fiertés permettent de comprendre ce qui est important et qui participe à l’identité organisationnelle. Les frustrations permettent d’identifier ce qui doit être amélioré, à condition d’être non pas dans des allégations générales du type « des difficultés de communication entre tel et tel service » mais dans une description précise des situations réelles de travail.

En procédant ainsi on réduit le fameux risque de résistance au changement que l’on attribue, de manière bien hâtive, à un manque de discernement ou de volonté. Quand on tombe dans ce biais d’interprétation, on peut être tenté de faire de la pédagogie pour expliquer et convaincre. C’est oublier que les collaborateurs peuvent comprendre sans pour autant être d’accord. 

Dépasser le mythe de la programmation et de l’immersion totale 

Chercher à tout contrôler pour ne pas être à la merci des événements peut pousser la direction à tout programmer dans le moindre détail. Illusion managérialiste qui rigidifie, fige et bloque toute progression. Faciliter les nécessaires échanges et adaptations suppose au contraire d’admettre l’idée que les objectifs et les étapes se précisent progressivement. Accompagner le changement, c’est le penser comme une expérimentation sociale, c’est reconnaître que personne ne détient a priori les solutions et que seule la mise en interaction des acteurs permet à l’indispensable intelligence collective de faire son œuvre.

C’est pourquoi plutôt que d’appliquer d’emblée un changement de grande envergure, il est vivement recommandé d’envisager son introduction sur une partie restreinte de l’organisation, sous la forme d’une expérimentation dont les leçons serviront à étendre le projet à l’ensemble. Cette approche expérimentale présente plusieurs avantages :

- elle est aisée à mettre en place compte tenu de la faible envergure du changement ;

- elle facilite l’évaluation des difficultés de mise en œuvre ;

- elle permet une perturbation très limitée du fonctionnement interne de l’entreprise ;

- elle réduit l’impact d’un éventuel échec ;

- elle place les salariés dans une posture d’acteurs du changement ;

- elle génère des succès locaux susceptibles de créer de la confiance.

Ce dernier point est crucial car on a toujours du mal à imaginer une situation différente de celle dans laquelle on a vécu jusque-là. Lever les blocages suppose alors de créer de la représentation du changement par l’obtention de mini-succès tangibles. Parce que le succès entraîne le succès, l’expérimentation a intérêt à être menée dans le service ou l’atelier le plus ouvert au changement. Et à l’intérieur de ce service ou de cet atelier, l’idée est de commencer par traiter les points les plus faciles et rapides à résoudre. La mise en place d’actions consacrant une avancée favorise une contamination positive.

Anticiper la phase post-expérimentale

La sortie de l’expérimentation, c’est-à-dire le passage vers l’extension puis la généralisation du changement, n’est pas sans difficulté. Elle suppose une juste analyse des facteurs clés de succès de la réussite locale pour éviter de recopier une recette. Elle suppose aussi de trouver un juste équilibre dans la façon d’informer l’ensemble des membres de l’entreprise. Car si l’expérimentation se déroule dans une totale clandestinité, on ne pourra pas aisément inviter les salariés n’ayant pas fait partie du champ expérimental à participer à l’extension d’un projet totalement nouveau à leurs yeux. A contrario, si l’expérimentation se déroule sous le feu des projecteurs, les pionniers du changement se voient investis d’une trop grande responsabilité et risquent de faire l’objet de pressions ou de jalousies. C’est la raison pour laquelle, dès le départ, une information générale, claire mais sobre, mérite d’être diffusée : « On expérimente une nouvelle organisation dans telle perspective et un bilan sera fait dans x mois pour voir si on arrête, poursuit ou infléchit le projet. »

Le dépassement de la verticalité porte non seulement sur l’organisation du changement en mode expérimentation plutôt que programmation descendante mais également sur son origine. Car la direction d’entreprise n’a pas le monopole de l’initiative du changement. Ce qui compte c’est l’accueil des projets spontanés. C’est tout le sens de l’effervescence dans la littérature managériale des thèmes empowerment, démocratie délibérative, subsidiarité, holacratie, leadership serviteur, etc. On n’innove pas à certains moments mais chaque moment peut inciter à innover. Par leur connaissance métiers et les informations issues de leur proximité aux clients ou aux processus de production, les salariés occupent une place privilégiée pour suggérer des changements opportuns favorisant l’amélioration de la qualité du travail. C’est bien l’attention au réel du travail qui permet d’envisager non pas le mouvement mais le changement.
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(1) Alter N. (2011), Donner et prendre. La coopération en entreprise, La Découverte.

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