Comme tout événement majeur et massif qui frappe brutalement le quotidien des gens, la crise sanitaire a charrié son lot de conclusions parfois un peu rapides sur ce que sera, demain, le monde du travail. Il n’y a là rien de bien nouveau ni d’étonnant, tant il est difficile de distinguer les vagues de fond de leur écume d’une part, et, d’autre part, d’imaginer ce que sera l’avenir sans se tromper. Il n’y aurait là, au fond, rien de bien gênant si le halo éblouissant des discours qui entourent ces commentaires ne risquait d’occulter certains risques dont les conséquences sont potentiellement délétères.

Il n’est pas question ici de confirmer ou infirmer le discours dominant ni sur le rôle clé du digital ni sur l’essor attendu du travail à distance auprès d’une catégorie de la population active. Il s’agit en revanche de mettre en lumière les risques dont est porteuse la généralisation de ces discours qui tendent à gommer les nuances.

Les risques de fracture digitale

L’illusion de l’acculturation digitale

L’exposition forcée et massive aux outils digitaux est d’abord très loin de constituer une véritable acculturation au digital. Utiliser des outils collaboratifs ou faire des réunions en visio ne suffisent pas à développer la culture digitale que semble réclamer nombre d’entreprises au motif qu’elle contribue à transformer en profondeur les manières de travailler et de manager. Pour que le digital constitue un réel levier vers une collaboration plus grande, il est nécessaire de forger une discipline d’utilisation pertinente des outils, de développer une posture d’agilité personnelle et d’adopter des comportements favorisant la coopération.

Bien sûr la crise a contribué à accélérer le déploiement des infrastructures (réseaux, bande passante, stockage, etc.) et des équipements matériels et logiciels. De la même manière, elle a aussi contribué à développer les usages auprès de nombreux collaborateurs, chacune et chacun ayant par la force des choses développé ses compétences « techniques » en la matière ; mais en aucun cas cette accélération technique et pratique n’affranchit d’une véritable acculturation, faute de quoi les bénéfices escomptés au regard des transformations espérées seront bien loin d’être obtenus.

La maîtrise des outils digitaux, sans la culture appropriée qui rend possible une utilisation pertinente, peut même conduire paradoxalement à renforcer les pratiques contre lesquelles on essaye de lutter. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment la gestion des accès, des droits et des rôles dans des outils collaboratifs peut, à elle seule, constituer un moyen habile de reproduire des comportements favorisant cloisonnement, rétention de l’information, etc... ou à quel point il ne suffit pas d’avoir déposé un fichier dans un espace Teams pour informer réellement ses collègues... qui finissent rapidement par ne plus savoir où chercher l’information utile dans la profusion d’outils à laquelle ils sont soumis !

Les fractures digitales

Une démocratisation massive de l’utilisation du digital auprès d’une partie de la population - même importante - ne signifie pas que l’ensemble de la population active soit à l’aise avec un digital devenu « norme » absolue, y compris dans l’accès à certains services publics. Pour donner une image simple, une démocratisation de l’accès aux bibliothèques et aux livres, même massive, fait une belle jambe à celles et ceux qui ne savent pas lire !

On peut ici d’abord pointer du doigt l’illectronisme qui, en l’occurrence, toucherait pas moins de 13 millions de personnes[1] majeures en France, dont une partie contribue de fait à l’activité des entreprises. Gageons que certaines d’entre elles d’ailleurs exercent un métier dont certains ont redécouvert le caractère essentiel à la faveur de cette crise !

Mais il est intéressant aussi de constater que d’autres catégories de la population active, sans relever de l’illectronisme, sont mal à l’aise avec le numérique. En témoigne la médiocre maturité informatique de ceux qu’on appelle les « digital natives » par exemple : la fondation européenne ECDL[2] montre au travers de nombreuses études que leur niveau de maîtrise / connaissance informatique est très loin d’être celui qu’on lui prête. Une étude Australienne [3] conclue notamment en ce sens que 45% des étudiants peuvent être considérés comme des utilisateurs rudimentaires ...

C’est d’ailleurs aussi le cas de personnes qui occupent des responsabilités importantes et qui ont manifestement raté le train du digital depuis un bout de temps. Quand 47% des dirigeants de PME et d’ETI en France estimaient en 2017 [4] que le digital n’aurait pas un impact majeur sur leur activité à 5 ans et qu’on observe 4 ans plus tard le rôle qu’il a joué dans la crise, on peut s’interroger. S’il n’y a certes aucune fatalité, il est urgent de prendre ces sujets à bras le corps et remonter rapidement à bord du train pour ne pas définitivement rester à quai !

En d’autres termes, la combinaison entre, d’une part, une maturité numérique très hétérogène au sein de la population active, et, d’autre part, le fait que le numérique soit devenu une quasi norme de la vie professionnelle, constitue un risque de fracture du corps social. Une fracture d’autant plus délicate à résorber qu’elle touche un spectre vaste au sein d’une même entreprise, ajoutant une difficulté supplémentaire dans la détection des insuffisances.

A l’échelle d’une nation, le sujet est d’autant plus important qu’il est très vraisemblablement à l’origine de fractures aux conséquences importantes car l’immaturité numérique réduit non seulement l’accès à l’information mais aussi aux droits, y compris les plus élémentaires [5]. À l’échelle d’une entreprise, ces fractures numériques risquent d’accentuer des fractures sociales existantes et d’en créer d’autres, peut-être moins immédiatement visibles mais dont les conséquences seront tout aussi pénalisantes (discriminations sur des classes d’âge sur la base de représentations erronées, décisions inadaptées de responsables préférant assumer de mauvais choix plutôt que d’afficher leur insuffisance numérique, clivages nouveaux entre métier de terrain et tertiaire, existence de zones blanches ou débits de mauvaise qualité qui rend le travail à distance difficile pour certains, etc.)

Le risque de fracture sociale lié à l’essor du travail à distance

L’illusion de la généralisation du travail hybride

Il aura fallu une crise pour qu’une pratique existante qui se développe (le travail à distance) ne rebaptise le travail en « travail hybride » ... À écouter certains, le travail hybride deviendrait donc le « new normal ». Au-delà de l’illusion d’un « monde d’avant » et d’un « monde d’après » qui n’a d’autre réalité que l’effroi que provoque toute crise sur les esprits, notons néanmoins quelques nuances sur ce sujet du travail à distance.

La première nuance, c’est que le travail à distance existait bel et bien avant la crise sanitaire et concernait quand même environ 30% des salariés à hauteur de 1,6 jour par semaine en moyenne[6] . Or, le travail hybride qu’on nous annonce comme une « nouvelle norme », même s’il correspondait à une moyenne de 2 jours par semaine à distance (nombre idéal exprimé par les salariés) pour le pic connu au 1er confinement de 2020 soit 41% des salariés[7] cela représenterait certes une augmentation du poids du travail à distance mais loin de constituer une révolution. Que la semaine de travail passe de 1,6 jour à distance pour 30% des salariés à 2 pour 41% suffirait donc à affirmer que l’hybridation du travail se généralise ? Avec 41% des salariés qui télétravailleraient à hauteur de 2 jours par semaine, cela ne représente que 16% des jours travaillables effectués à distance.

La seconde nuance qu’il convient de rappeler réside dans le fait que même dans les hypothèses les plus optimistes quant au nombre de métiers télétravaillables (60% selon certains, 30% selon le Ministère du travail[8]), un nombre important d’actifs n’est pour autant pas concerné... Lorsque 39% des salariés affirment que leur métier n’est pas possible à distance et que 25% estiment que c’est possible mais avec des difficultés[9], on est bien loin d’une nouvelle « norme ». Cette proportion rappelle la réalité du marché de l’emploi et que certains oublient trop souvent : de nombreux emplois ne sont pas concerné par le travail à distance !

Ajoutons également que certains « cols blancs » qui, certes peut-être préfèreraient travailler à distance dans l’absolu, mais en limiteront la possibilité par seul souci de préserver un collectif auquel ils appartiennent ! Combien de personnes occupant des postes administratifs en milieu industriel par exemple auront le souci d’être présentes sur site pour accompagner celles et ceux qui sont sur le terrain ? Combien de managers de personnes sur le terrain, même s’ils peuvent techniquement travailler à distance, veilleront à revenir sur site pour être proches de leurs équipes ?

Il convient en outre de s’interroger sur ce qu’est un métier télétravaillable car la réalité est bien souvent plus complexe qu’il n’y paraît. Affirmer de façon péremptoire que « X % » des métiers sont théoriquement éligibles au travail à distance sans difficulté notable est un peu rapide et occulte de fait la complexité de l’exercice réel d’un métier. Comment tenir compte par ailleurs de ce qui relève du télétravail informel, le nomadisme professionnel, et qui touche un grand nombre de personnes[10] que l’on ne comptabilise pas et sans pour autant qu’il s’agisse là de ce que d’aucun appelle « travail hybride » ?

En résumé, toutes les généralisations outrancières en la matière témoignent d’une connaissance parcellaire du travail en tant que tel et de ce qu’il exige et risquent bien, par conséquent, d’être aussi erronées qu’inutiles. Le travail à distance existe et se développe depuis plus d’une décennie, la crise sanitaire aura contribué à de nouvelles prises de conscience chez certains, et c’est une bonne chose selon nous, mais il convient d’aborder ce sujet avec rigueur. Dans cette perspective, cette période invite les entreprises, et en premier lieu la fonction RH, a des réflexions approfondies sur le travail en lui-même, son management et son organisation, y compris sur le plan de l’aménagement des espaces de travail (flex office, recours à des tiers lieux, etc). Il impose de fait aussi une professionnalisation plus grande dans la manière de traiter le sujet dans l’ensemble des entreprises là où seulement certaines s’en était sérieusement emparé (négociation, conclusion de charte ou d’accord, etc.)

Le risque de fracture sociale

L’expression « retour au travail », parfois utilisée pour désigner le fait de revenir sur site, laisse songeur sur les représentations de certains concernant le travail à distance. Travailler à distance, c’est travailler ! Et cela peut même, parfois, être source de souffrance si l’on n’y prend pas garde (dérives des horaires, surcharge, absence de pause, etc.), et il convient de ne pas l’oublier. Pour autant, travailler de chez soi en évitant les transports et dans de bonnes conditions (ce qui est un prérequis d’une pratique maîtrisée du travail à distance à la différence de l’expérience imposée en confinement) est évidemment une commodité personnelle. Or, une commodité accordée à certains a vite fait d’être perçue, à tort ou à raison, comme un privilège par d’autres. Et quand ces mêmes autres ont compté parmi les plus exposés en période difficile, ledit « privilège » devient vite la source d’un sentiment d’injustice.

Les anecdotes ne font certes pas loi, mais elles sont symboliques. En témoigne la réaction de ces ouvriers face aux bureaux vides de leurs collègues administratifs lors d’une formation un vendredi ... « Ah bah on est vendredi pas étonnant la RH est en télétravail » ... avec un clin d’œil appuyé.

Toutes ces représentations, erronées ou pas, ancrées dans de rétrogrades préjugés ou pas, risquent bien d’accentuer les clivages « cols bleus – cols blancs » ou « métiers de terrain » et « travail de bureau ». Les sentiments d’injustice qui peuvent naître de ces représentations d’une facilité que l’on donnerait à certains et pas à d’autres peuvent très rapidement contribuer à nourrir une nouvelle lutte des classes, qui, s’y l’on n’y prend pas garde, sera sources de lourdes déconvenues.

De nombreux praticiens des RH proches du terrain, en usine par exemple, y sont plus qu’attentifs car exposés au quotidien. Mais gageons que certains des bénéfices induits par une accélération du travail à distance sur une catégorie de la population active (économie sur les locaux par exemple) n’aveugle pas certains décideurs car le retour de bâton sera aussi brutal qu’imprévisible.

Là, encore, les équilibres sont précaires et il faudra non seulement beaucoup de pédagogie des faits auprès de toutes les catégories de salariés comme de redistributions équitables et effectives pour préserver l’unité du corps social des entreprises. La communication auprès des populations dont les métiers ne sont pas éligibles au travail à distance devront dans cette perspective faire l’objet d’une attention particulière.

Sentiment de justice et importance des relations

En toile de fond de ces risques de fractures - qui viennent s’ajouter ou accentuer des fragmentations existantes, deux enjeux prédominent : le sentiment de justice et l’importance des relations. Or, les deux constituent des préalables sans lesquels les transformations que de nombreuses entreprises engagent ont peu de chances de voir le jour.

Ce que d’aucuns appellent en effet « nouvelles manières de travailler » ou de « manager », ce que d’autres nomment encore « agilité » ou « intelligence collective », s’apparente de très près à la notion même de coopération, Graal éternel du management, au-delà des modes éphémères qui en jalonnent le cours.

Dans cette perspective, l’une des contributions majeures de la fonction RH consistera bien à préserver l’entreprise de ces fractures potentielles. Là encore, comme bien souvent, cela commencera par se préserver des généralisations inattentives et des engouements hâtifs.

L’expression « relations humaines », désuète aux yeux de certains, retrouve là toutes ses lettres de noblesse non seulement parce qu’elle est au cœur du métier RH mais surtout parce qu’elle constitue une bonne part de ce qui fera ou défera le succès des transformations en cours dans les entreprises. La crise nous l’avait pourtant bien enseigné : ce n’est pas la distance qui pose problème, mais bien l’absence de liens. Gardons-le en tête !


[1] https://societenumerique.gouv.fr/13-millions-de-francais-en-difficulte-avec-le-numerique/

[2] https://ec.europa.eu/futurium/en/system/files/ged/the_fallacy_of_the_digitalnative_-_ecdl_foundation.pdf

[3] G. Kennedy et al “Beyond natives and immigrants: exploring types of net generation students”, 2010, Journal of Computer Assisted Learning.

[4] Source : Bpifrance Le Lab enquête « Histoire d’incompréhension », février-avril 2017

[5] Il est par exemple intéressant dans cette optique de noter que la fracture numérique est considérée comme l’une des causes de difficulté d’accès au vaccin pour certains, bien plus qu’un hypothétique « refus » de se faire vacciner. Source : https://www.lefigaro.fr/conjoncture/covid-19-plus-les-revenus-sont-eleves-plus-le-taux-de-vaccination-est-fort-selon-une-etude-20210713

[6] Source : Baromètre annuel Télétravail 2021 de Malakoff Humanis

https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/barometre-annuel-teletravail-2021-de-malakoff-humanis-db57-63a59.html

[7] Ibid

[8] https://www.capital.fr/votre-carriere/teletravail-62-des-metiers-pourraient-se-faire-a-distance-1371495

[9] Source : https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/l-actualite-du-ministere/article/teletravail-resultats-d-une-etude-sur-l-activite-professionnelle-des-francais

[10] Selon Xavier Mazenod « pour un télétravailleur formel on sait que l’on compte deux autres télétravailleurs informels » ! Source : https://zevillage.net/teletravail/teletravail-combien-de-divisions/

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