Le point commun entre le départ et le retour de vacances, c’est le regret de ne pas disposer d’un coffre plus grand pour ranger toutes ses affaires totalement indispensables : le coffre est trop petit et dans chaque structure affectivo-partenariale un membre s’échine à faire rentrer le plus dans un coffre trop exigu. Décision est prise de prendre un véhicule au coffre plus grand mais quelle que soit sa taille le même problème revient : la caractéristique principale du coffre est d’être toujours trop petit. On espère résoudre le problème avec un plus grand véhicule mais on se retrouve toujours confronté au même problème.

On peut évidemment avoir une vision plus écologique de la théorie. L’astrophysicien écologiste Aurélien Barrau[1] nous en donne d’autres illustrations en montrant l’effet paradoxal de ce que l’on espère être des économies potentielles. Il y a longtemps que l’on s’est aperçu que la communication électronique ne réduisait pas forcément la consommation de papier et d’encre parce que l’on a accès à plus de choses et que l’on imprime plus, tellement il est facile de le faire ; internet permet d’éviter les communications physiques mais les data centers consomment plus d’énergie que bien des moyens de transport ; on isole les bâtiments mais les mœurs changent : on tombe le gilet en plein hiver, on se met à chauffer toutes les pièces et la consommation finale d’énergie grandit ; on crée des énergies dites propres mais cela multiplie les usages et le bilan de consommation se détériore. C’est ce que pointe Aurélien Barrau en disant que de nombreuses innovations technologiques aux fins vertueuses d’économie ont souvent l’effet inverse en multipliant les usages et en augmentant in fine la consommation.

Il existe donc bien trois éléments dans cette théorie du coffre : ce sont des problèmes universels et permanents ; on y cherche et trouve des solutions logiques (augmenter la taille du coffre) mais le soulagement est passager et le problème revient très vite ; la clé du problème est dans les usages (dans son éthique personnelle) et à moins de réfléchir à ce qui est vraiment nécessaire pour passer quelques jours de vacances le coffre sera toujours trop petit.

Le management n’échappe évidemment pas à la théorie du coffre dont les illustrations sont universelles. On en trouve des traces dans l’idolâtrie pour les règles. Dans des organisations déjà très bureaucratiques, les règles s’avèrent parfois inutiles, inefficaces, incapables de produire les effets attendus. La solution la plus évidente est alors d’améliorer et de changer les règles, avec le plus souvent, des effets pervers inattendus, alors que la clé serait de partager l’esprit et pas seulement la lettre de ces règles, l’objectif qu’elles sont censées viser plutôt que leur qualité technocratique.

Même idée pour l’information et la communication ; les besoins d’information sont infinis et les problèmes de communication permanents. Le problème, dans une crise par exemple quand s’exprime le besoin de plus d’informations, c’est qu’il ne peut jamais être satisfait : on y répond par plus d’informations encore, qui suscitent plus de demandes et de questions. On s’évertue à donner plus d’information – on a raison de le faire – mais le problème est avant tout la confiance (ou plutôt le manque de confiance) en ceux qui la produisent.

Prenons enfin la question des moyens - du manque de moyens -, le leitmotiv selon lequel, à juste titre, chacun a besoin de moyens pour effectuer correctement son travail. C’est incontestable mais souvent aussi, la présence de moyens ne produit pas l’efficacité attendue. Lors du départ récent des troupes américaines d’Afghanistan, beaucoup d’observateurs avertis ont noté que beaucoup de moyens en tout genre avaient été fournis pour créer une armée locale efficace et moderne, mais avec des résultats visiblement décevants : il ne suffit pas de moyens pour rendre une armée efficace ; à une toute autre échelle cette situation a pu rappeler beaucoup de souvenirs à de nombreux managers.

Le changement constitue une autre illustration de cette théorie du coffre comme le montrent Kegan et Laskow-Lahey dans leur ouvrage déjà ancien « Immunity to Change »[2]. Les auteurs rappellent la difficulté du changement dans les organisations (comme dans sa vie personnelle d’ailleurs), signifiant ainsi que le changement, sous des dénominations diverses, a toujours été une question majeure du management depuis des décennies. Ils montrent aussi que la résistance au changement est permanente, au point que c’est devenu pour certains auteurs, l’unique angle d’attaque de la question de la transformation. Mais de manière plus intéressante, ils mettent l’accent sur le fossé entre les objectifs personnels sincères de changer et la réalité parfois décourageante de notre inaction ou de notre incapacité à le faire. On désire sincèrement changer mais on fait l’inverse : problème éternel puisqu’il y a deux mille ans, Paul se demandait déjà pourquoi il ne faisait pas ce qu’il désirait mais persévérait dans ce qu’il ne voulait pas. Cette incapacité, ce désir détourné, constituerait notre immunité à changer, un terme fort utilisé dix ans avant la covid, et les auteurs observent cette immunité au niveau de la personne, de l’équipe ou de l’organisation dans son ensemble.

Effectivement chacun a connu l’écart entre un désir de changement de comportement et la difficulté à le satisfaire. C’est sans doute la raison pour laquelle la question du changement est souvent abordée, au niveau personnel ou organisationnel, soit comme une question de volonté, de caractère, de morale, d’engagement, soit comme de la résistance, de l’insincérité, de l’incompétence, de la mauvaise volonté.

Les auteurs mettent en cause cette approche en disant que le problème du changement ne se limite pas à l’écart entre un objectif d’un côté et des comportements incohérents de l’autre. En rester à ce face-à-face entre objectif et comportements inappropriés ne sert qu’à développer un sentiment de culpabilité, du découragement ou de l’inefficacité dans les transformations. Pour sortir de ce piège il faut envisager deux autres aspects de notre attitude par rapport au changement.

Premièrement, si l’on fait le contraire de ce que l’on veut, ou des choses incohérentes avec nos objectifs, c’est qu’il existe en nous des peurs, des engagements ou des priorités concurrents qui nous empêchent d’honorer l’objectif ; nous ne sommes pas que dans le courage ou la faiblesse mais plutôt dans la pluralité des objectifs, pas tous cohérents et compatibles, pas tous conscients ou acceptés. Par exemple, imaginons, comme le proposent les auteurs[3], un manager désireux de déléguer plus, d’entendre les points de vue des autres, d’accepter positivement le droit à l’erreur, de toujours être clair sur les résultats désirés. Malheureusement, dans sa pratique quotidienne, il a du mal à gérer correctement l’important et l’urgent, il fait peu la différence entre l’urgent et l’important, il se laisse distraire par des événements sans référence à ses objectifs et ceux de son équipe, il demande rarement aux autres leur opinion ou leur aide.

Le fameux troisième élément cité plus haut c’est que ces errements sont moins un manque de volonté et de courage que le désir d’atteindre d’autres objectifs concurrents et peut-être incompatibles : notre manager veut déléguer mais il aime aussi beaucoup tout faire par lui-même parce que c’est ce qui lui donne l’impression d’avancer, il veut prendre en compte les autres mais il valorise l’indépendance et le sentiment d’être capable de tout.

Le quatrième élément, le plus intéressant, c’est que ces divers objectifs et peurs sont assis sur des hypothèses implicites très fortes, des croyances, une vision du monde. Ainsi, dans l’exemple de notre manager qui aimerait déléguer plus, une de ses croyances profondes concerne le respect qu’il a de lui-même : pour lui il serait impossible de se respecter en étant dépendant des autres et incapable de tout faire, il se dévaloriserait à ses yeux, en ne trouvant pas lui-même un moyen de tout faire.

Les auteurs soulignent donc que sur un plan personnel ou organisationnel, dépasser son immunité à changer demande un sérieux travail sur soi pour clarifier des objectifs, reconnaître ce qui nous empêche de les atteindre, clarifier les objectifs ou peurs qui nous empêchent d’atteindre l’objectif et surtout, l’image de nous-mêmes et de notre vision du monde en-deçà de ces objectifs multiples.

Dans le droit fil de la psychologie du développement, les auteurs affirment que notre développement mental ne s’arrête pas à la fin de l’adolescence mais que l’individu peut continuer de progresser. Ils proposent trois stades de développement depuis un socialized mind où on se forme en fonction de nos relations et groupes d’appartenance ; on trouve alors sa cohérence en étant loyal et aligné avec ces façons de pensée de ses groupes d’appartenance ou de référence. On passe ensuite au self-authoring mind quand on a la capacité de prendre du recul vis-à-vis de toutes ces écoles de pensée en se constituant sa propre vision : l’important est alors la cohérence avec sa propre vision des choses. Le troisième stade est celui du self-transforming mind quand on est capable de mesurer et d’accepter la relativité de sa propre vision du monde mais aussi de toutes les visions du monde concurrentes. On ne cherche donc plus sa cohérence dans sa propre vision du monde mais dans la confrontation à d’autres, dans le souci de toujours relativiser sa propre vision et celle des autres. Evidemment, dépasser son immunité à changer bénéficie beaucoup d’un passage à ce troisième stade.

Selon la théorie du coffre on se fixe régulièrement des objectifs de changement – personnel ou organisationnel – avec les actions afférentes, sans jamais les atteindre car nos comportements ont du mal à s’ajuster. C’est un leurre de continuer de se fixer ces objectifs ou de se lamenter de ne pouvoir les atteindre en espérant trouver enfin la molécule du changement réussi.

La clé pour dépasser la difficulté à changer se situe ailleurs : la solution au problème du coffre, ce n’est jamais la taille du coffre. Il faut premièrement raison garder par rapport aux dispositifs très rationnels et outillés de la gestion du changement dont la séduction mécaniste et technocratique est souvent irrésistible. Sur le plan individuel ensuite, l’enjeu est bien la bonne gestion de sa liberté personnelle en sachant repérer nos objectifs profonds, plus ou moins satisfaisants ou avouables et en reconnaissant la force, la pertinence et la relativité de nos visions du monde. Sur le plan organisationnel enfin, l’enjeu managérial n’est pas tant de briser la résistance au changement, comme quand on prend un véhicule au coffre plus grand, mais d’aider chacun à faire ce travail sur ses systèmes de représentation.


[1] Barrau A. Conférence à Polytechnique. https://www.youtube-nocookie.com/embed/BLYJFIX6mFw

[2] Kegan, R, Lahey, LL. Immunity to Change – Harvard Business Press, 2009.

[3] Ibid, p.128.

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