Les premiers romans de JMG Le Clézio, bien avant le Prix Nobel, ont changé ma vision du monde. Au-delà de leur univers onirique, ils conduisaient le lecteur à ne pas regarder le monde alentour de la même manière : la magie même du bon roman. Le verre n’était pas sur la table, celle-ci le tenait, le supportait ou le repoussait, l’homme n’était pas accoudé sur le mur mais le mur le retenait. En un mot, c’était le moyen de toujours regarder les phénomènes sous plusieurs angles, au moins deux qu’il fallait tenir ensemble. Cela remet en cause notre manière habituelle de voir quand ne compte toujours qu’une seule facette de la réalité ; nous nous satisfaisons assez facilement du réductionnisme.

On sait pourtant les dangers de cette vision réduite des choses ; on a éprouvé les tentations de toute approche simplificatrice, spécialement en période de crise ou de confusion, dirait René Girard. En revanche on oublie que le management, dans ses fondements mêmes, apporte une sensibilisation, un apprentissage d’une vision toujours plus subtile de la réalité. Les formations au management ne sont donc pas seulement des formations professionnelles qui apprennent à exercer un métier mais une vraie propédeutique pour aborder l’existence de manière plus sage.

Une telle affirmation surprendra le jeune étudiant qui abandonne les cours de philosophie pour aborder les bases de la comptabilité et de la gestion. Souvent il ressent là une sorte de saut dans la trivialité peu enthousiasmante alors que la comptabilité en partie double constitue une sophistication très pédagogique, une porte ouverte sur un autre monde. Découverte dans l’Italie de la fin du XVème siècle, la partie double est une manière disruptive – comme on ne disait pas à l’époque - de décrire les activités d’une institution selon le simple mode des entrées et sorties, comme peut encore le faire le parent 1 ou 2 en tenant le compte des recettes et dépenses de la structure affectivo-partenariale.

Avec subtilité la partie double invite à considérer toute opération sous deux angles : un achat est aussi une dette, une vente est créance, un capital apporté par des associés est aussi de la trésorerie ou des immobilisations. Pour Edouard Jourdain[1], cette séparation entre l’objet et le détenteur du pouvoir sur l’objet ne serait pas seulement la source d’une autre approche économique intégrant le temps et permettant finalement le développement du capitalisme ou plus largement de l’économie moderne, elle se retrouverait aussi dans la notion théologique de purgatoire quand « les croyants vont avoir la possibilité d’avoir prise sur le sort des défunts grâce aux prières et aux indulgences[2] ».

Et si on dépasse le cadre structurant de la comptabilité, on peut trouver dans la manière de traiter les grandes questions managériales cette incitation, voire cet impératif, à toujours considérer la réalité sous au moins de deux angles, deux réalités, deux nécessités, qu’il s’agit de combiner, de tenir ensemble. Ainsi l’apprentissage du management, sa pratique même, serait une école de raison dont on pourrait s’inspirer dans d’autres compartiments de la vie de la société. On peut en montrer quelques illustrations.

De la diversité et de l’unité

Le management pose l’évidente nécessité de ne jamais pouvoir aborder l’une sans l’autre. En effet, manager, c’est faire en sorte que la diversité des personnes produise quelque chose en commun. Malgré tout le romantisme complaisant dans l’idéalisation de l’équipe, celle-ci demeure le rassemblement d’individualités diverses. D’ailleurs, à la base du lien entre employeur et employés figurent le contrat de travail et la rémunération qui est toujours individualisée. Le travail, c’est un rassemblement de compétences diverses, d’intérêts personnels, de représentations diverses de ce que le travail représente en fonction de l’âge, de l’expérience personnelle, du type de formation, de la vie extra-professionnelle qui donne une tonalité spécifique au travail. Durant les moments les plus intenses et incertains de la crise sanitaire chacun a pu prendre la mesure de la diversité des réactions de chacun face à la crise, souvent imprévisibles, parfois étonnantes.

D’ailleurs, les techniques managériales les plus courantes requièrent de prendre en compte, grâce à la gestion des compétences ou les entretiens annuels, la diversité des personnes, de leurs compétences et de leurs projets. Plus qu’un état de fait, la prise en compte de la diversité est même parfois considérée comme un facteur positif pour la performance, du fait de la créativité et de l’ouverture qu’elle permettrait de faciliter. Et ce, sans parler, des exigences de la société vis-à-vis du monde du travail pour qu’il favorise une diversité devenue synonyme de bien commun.

Mais évidemment cette diversité ne va pas sans exigence d’unité. Une personne ne travaille jamais seule, elle est toujours en interaction avec d’autres car le travail est par nature collaboratif. On dépend des autres pour faire son travail comme d’autres dépendent de nous, et on sait que la qualité des règles et des procédures ne suffit pas à rendre une collaboration efficace. Mieux encore, il est impensable d’imaginer travailler sans partager un minimum de raison d’être si nous entendons par là ce que l’entreprise ou l’institution est censée délivrer à l’extérieur d’elle-même et qui justifie son existence. Comment également imaginer une institution si n’est pas partagé un minimum de vision commune pour l’avenir. Et comment ne pas voir que cette unité n’est pas uniquement un sens collectif à toujours entretenir mais aussi une réalité présente dans une culture organisationnelle à laquelle chacun participe même sans s’en apercevoir.

Satisfaction et insatisfaction

On vient de vivre la décennie du bien-être au travail qui n’était qu’une forme nouvelle de l’intérêt pour la satisfaction au travail, thème porteur s’il en est puisque c’est une des rares variables que l’on sache mesurer par du déclaratif, dont on peut d’ailleurs interroger le sens. C’est un thème constant du management car la satisfaction produirait de la performance. Dans nos sociétés la question de la satisfaction a pris de l’importance dans tous les compartiments de l’existence comme en témoigne la généralisation des évaluations, notations et autres productions d’avis qui font la fortune des sondeurs. On se demande même parfois si les institutions n’auraient pas le but sociétal de contribuer à la satisfaction des personnes.

L’intérêt pour la satisfaction va un peu de soi. Tout comme il est préférable d’être beau riche et intelligent plutôt que pauvre, vieux et malade, on ne peut qu’approuver la satisfaction du plus grand nombre dans toutes les situations de l’existence, donc dans le travail. D’ailleurs, l’observation modeste des situations de travail et l’écoute sérieuse de l’expérience de chacun dans son activité professionnelle révèlent toujours des sources de satisfaction même fugaces ou superficielles.

Mais évidemment, comme dans toute expérience humaine, le travail ne va pas sans insatisfactions du fait de la pénibilité, de la contrainte, d’une rétribution insuffisante ou de collègues insupportables. Cela fait aussi partie de la réalité du travail et le succès des concepts de harcèlement, souffrance et stress en est la preuve : qui aurait imaginé, il y a quelques décennies que ces maux du travail seraient parfois la grille première pour décrire une expérience professionnelle ?

Les observateurs de l’expérience au travail savent que celui-ci est générateur de satisfactions mais aussi d’insatisfactions, d’insatisfactions mais aussi de satisfactions. Comment pourrait-on imaginer aborder le travail uniquement sous l’une ou l’autre de ces facettes. Qui pourrait supporter le manque de rigueur et d’honnêteté intellectuelle à ne voir le travail qu’à travers ses sources de satisfaction ou qu’à travers les insatisfactions ressenties. Là encore les spécialistes du management ont appris à développer une approche nuancée et raisonnable de la réalité.

La règle et la liberté

Autre combinaison dont les managers apprennent le difficile optimum, celle des règles et de la liberté. Les règles, la loi, les procédures - on les appelle comme on veut – sont le propre de toute société humaine. La taille et la complexité de ce que vit une société exigent la formalisation de règles. On le sait dans les start-ups : si le projet suffit au stade mythique du garage, la taille et la complexité des situations rencontrées exigent des règles, comme les règles d’affaires par exemple, qui permettent de déterminer les commissions commerciales…

D’ailleurs, les hommes aiment les règles ; elles donnent de la clarté, elles permettent d’anticiper les comportements de l’autre, elles apportent finalement de la sécurité et du confort. Mais elles sont aussi contraignantes, on les accepte plus facilement pour les autres que pour soi-même car nous pensons ne pas en avoir besoin. Il y a une réticence assez naturelle à la règle soit que nous ne reconnaissions pas la légitimité de ceux qui l’instaurent, soit que nous la jugions attentatoires à notre image de soi idolâtrée.

Cependant, les sociologues des organisations ont montré que la personne est toujours libre, quel que soit le contexte environnant ; les marges de manœuvre existent toujours, plus ou moins grandes, plus ou moins perçues par les acteurs, plus ou moins investies et utilisées quand elles sont perçues. Il est ainsi assez dommage que la plupart des formations managériales aient plus insisté sur la diffusion, de haut en bas, d’outils et de techniques aux managers plutôt que sur leur liberté qu’ils devraient apprendre à mieux gérer.

Mieux encore, non seulement la liberté est toujours présente mais elle peut être un facteur d’efficacité managériale. C’est ce que montre le mouvement de l’entreprise libérée dans lequel une certaine liberté dans la fixation des objectifs, la maîtrise de son travail et le rapport au client peuvent conduire à plus de performance.

Là encore la bonne mesure entre loi et liberté est difficile à atteindre. Un certain discours managérial prône l’autonomie en restant toujours dans une posture descendante et hiérarchique alors que du côté des salariés, on sacrifie souvent au théorème de l’ado « lâche-moi les baskets mais viens me chercher à la gare » revendiquant de l’autonomie mais avec toutes les garanties par ailleurs…


[1] Jourdain, E. Théologie du capital. PUF, 2021.

[2] Ibid, p.86.

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