« L’apprentissage est un continuum, nous avons toute une vie pour apprendre » rappelions nous dans un article précédent qui invitait à considérer l’apprentissage comme une responsabilité dont les individus devaient se saisir pour faire société. Il ne convient cependant pas de nier la difficulté que représente l’apprentissage tant sur le plan de l’effort et de la rigueur qu’il exige que sur celui de l’instabilité permanente dans laquelle il plonge l’apprenant. Car pour apprendre, encore faut-il désapprendre et il n’y a pas plus inconfortable que de découvrir que le socle sur lequel nous construisions nos acquis peut chanceler.

Dépasser nos certitudes, une nécessité

Bien que certaines certitudes soient légitimes et même utiles pour pouvoir vivre au quotidien sans s’enfermer dans un doute permanent dont même Descartes reconnaît la souffrance qui en résulte, nous ne pouvons pas nous contenter de certitudes si nous désirons nous inscrire dans une progression, qu’elle soit quête de sens ou de vérité. Ces certitudes - aussi diverses et nombreuses soient elles - constituent un ensemble de savoirs partiel et erroné. Que ces certitudes soient vraies ou utiles à un instant donné, dans un contexte spécifique, ne garantit en rien qu’elles le restent, a fortiori lorsque l’on sait que tout évolue sans cesse. Depuis Socrate, nous savons que nous ne savons rien et c’est dans cette perspective que l’apprentissage nous invite à questionner ce que nous croyons savoir. Pour que les choses qui nous entourent soient digestes et compréhensibles nous recourons au « simple », mais nous ne devons jamais perdre de vue que ce simple ne suffit pas à expliquer la complexité[1]. « Le simple (…) n’est plus le fondement de toutes choses, mais un passage, un moment entre des complexités ». (Morin, 2005)

Apprendre, au fond, c’est chercher à appréhender cette complexité, tout en sachant que nous ne pourrons jamais réellement l’atteindre. Nous inscrire dans une démarche de progrès permanent suppose alors de dépasser nos certitudes, socle de nos savoirs futurs, et de s’assurer qu’elles restent fondées, cohérentes et acceptables, avant de bâtir le reste de notre apprentissage.

Faire évoluer nos systèmes de représentation

Au fond, dépasser nos certitudes revient à faire évoluer notre système de représentation. L’ensemble de nos savoirs - qu’ils soient innés, culturels ou issus de nos expériences et rencontres - constituent un prisme au travers duquel nous observons le monde, nous l’analysons et le comprenons. Accepter l’idée que nous ne pouvons pas tout saisir, tout comprendre et donc tout savoir, conduit naturellement à considérer ce système de représentation comme incomplet et imparfait par nature. Bien qu’utile au quotidien, ce système de représentation agit tel un filtre déformant sur notre réalité. Vouloir obtenir la vision la plus claire possible de cette réalité nécessite de nettoyer ce filtre qui la transforme et la déforme. Et cela suppose nécessairement de faire évoluer nos systèmes de représentation pour y intégrer de nouveaux savoirs.

Empiler les savoirs, ou chercher à créer une nouvelle cohérence ?

Apprendre consiste à se nourrir de nouvelles informations, c’est-à-dire appréhender de nouvelles données. Parfois ces nouveaux savoirs viennent compléter ce que nous savions déjà sans le remettre en question ; soit parce qu’il ne touche pas au même domaine, soit parce qu’il ne soulève aucune contradiction. Mais parfois, la contradiction est bien réelle. Ce que nous croyions savoir s’oppose à cette nouvelle information que nous découvrons. Deux attitudes sont alors possibles :

  • Nier cette nouvelle donnée, la rejeter et camper sur ses positions antérieures ; alors nous refusons le savoir et nous ne sommes plus dans une démarche d’apprentissage.
  • Accepter cette nouvelle donnée, questionner, critiquer ; il s’agit alors de réagencer notre système de pensée afin de trouver une nouvelle cohérence. Là se situe le réel apprentissage.

Apprendre ne consiste pas en un empilement de savoir sans connexion les uns avec les autres mais au contraire en une mise en relief des savoirs les uns par rapport aux autres.

De la nécessité de désapprendre

Là encore, Edgar Morin nous ouvre une porte : « la seule façon de lutter contre la dégénérescence est dans la régénération permanente, autrement dit dans l’aptitude de l’ensemble de l’organisation à se régénérer et à se réorganiser en faisant front à tous les processus de désintégration ».

Avez-vous déjà essayé de faire un réel rangement sans rien jeter ? Vous déplacerez sans réellement réorganiser. Il en est de même pour nos placards que pour notre cerveau. Certaines idées reçues, certains savoirs acquis il y a des années, certaines certitudes doivent être jetées si nous voulons aller de l’avant. Faire ce ménage dans notre esprit, ce tri entre ce que l’on garde et ce que l’on jette revient en d’autres termes à entrer dans un processus critique de désapprentissage.

En résumé, apprendre nécessite de désapprendre car nos systèmes de représentation, basés sur nos certitudes sont incomplets et erronés. Face à un nouveau savoir, nous n’avons d’autres choix que la remise en question de ce système si nous voulons nous inscrire dans une démarche de progrès. En d’autres termes, sans désapprendre, il n’y a pas d’apprentissage possible.

Cela demande évidemment un effort qu’il serait dangereux et stérile de nier. Cependant, se détourner de cet effort conduit à tomber dans un obscurantisme tout aussi dangereux. Car comme nous le rappelle Nietzsche : « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. »
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Source :

Edgar Morin (2005), Introduction à la pensée complexe, essais.

[1] Edgar Morin nous rappelle dans introduction à la pensée complexe que « Bachelar avait découvert que le simple n’existe pas : il n’y a que du simplifié ».

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