Le taylorisme serait-il de retour ? Evidemment non, il n’avait pas disparu. Certains pourraient toutefois avoir cette impression quand, par exemple, le télétravail renforce la spécialisation des tâches et une certaine soumission aux systèmes d’information et à la machine, même si elle est moins sale et bruyante que les grandes roues dentées de l’atelier de Charlie Chaplin dans « Les Temps Modernes ».

Même impression dans cet établissement de soins où les patients – dans ce que l’on appelle un parcours de soin plutôt qu’une chaîne de montage - circulent dans un univers clair et propret avec de la musique douce, de la case Vivi (carte Vitale et carte Visa) à la salle de préparation, puis à la salle de détente, juste avant la salle d’opération avec le praticien (pas plus de 15 minutes, quatre opérations par heure et seize par demi-journée), puis la salle de récupération, puis la salle de remplissage du questionnaire de satisfaction : tout est fluide et pas de problème ici pour trouver des infirmiers, ils sont payés significativement mieux qu’ailleurs.

Que dire du secteur de la restauration qui a vu disparaître en reconversion une partie de son personnel durant la pandémie. Obligées de recruter des salariés sans compétence de la profession, certaines entreprises (celles qui ont plusieurs restaurants) renforcent leur personnel de direction qui mettent en place tous les systèmes possibles et imaginables pour optimiser le staffing, normaliser le fonctionnement des restaurants et contrôler leur efficacité. Confrontées au manque de compétences réellement professionnelles, à la liquidité du marché du travail (en un mot, les personnes vont et viennent), elles instaurent de plus en plus de règles et de processus formalisés pour accélérer et faciliter l’intégration des nouveaux et leur préparation au travail ; évidemment cela fait fuir ceux qui souhaiteraient de l’autonomie et de la qualité de service.

Qu’en est-il des réseaux bancaires avec des personnels dont la mission est de moins en moins commerciale mais de plus en plus bureaucratique avec des contrôles minutieux de l’application de règles de plus en plus nombreuses et intrusives : le travail y évolue lentement vers une soumission aux systèmes de procédures qui garantissent la seule chose qui semble compter, la « compliance » de l’établissement. En d’autres termes, le risque réglementaire est si important pour les banques qu’elles doivent se garder du moindre manquement bureaucratique de leur personnel et la taylorisation des processus de travail en est le meilleur moyen.

On pourrait multiplier les exemples de ces situations de travail où on semble faire fi de toutes les critiques définitives du taylorisme, proférées tant par les sociologues du travail bien-pensants que par les hérauts du management à la modernité toujours renouvelée. En effet, les critiques adressées au taylorisme étaient ou sont généralement de trois ordres. Le premier a trait au caractère inhumain de cette forme d’organisation du travail. On met en évidence les cadences infernales, la soumission à la machine et leurs conséquences sur la santé et le bien-être des personnes ; on souligne aussi (dès la fin du dix-neuvième siècle dans certains textes de l’Eglise par exemple) que les formes d’organisation et de travail industriel peuvent nier une conception t même les droits de la personne humaine. A cette ligne de critique, il faudrait associer l’idée du progressisme selon lequel sortir du taylorisme revenait à passer de l’ombre à la lumière selon un mouvement inexorable, un sens de l’histoire du travail dont il représentait le condamnable Moyen-Age.

Une deuxième ligne de critique concerne les hypothèses implicites à ce mode d’organisation du travail. Ainsi seule la qualité des organisations générerait de la performance sans dépendance aucune vis-à-vis des personnes. On rappelle alors certains présupposés de cette conception de la performance collective : les êtres humains seraient foncièrement paresseux et préféreraient ne pas travailler, diminuer plutôt qu’accroître leur effort. On imagine aussi que les personnes devraient logiquement et passivement se soumettre aux règles ou aux organisations du travail mises en place.

Une troisième ligne de critique tient au coût d’opportunité de ce genre d’organisation en déniant le potentiel voire le désir profond d’engagement des personnes dans leur travail. Le taylorisme empêcherait ainsi le besoin universel et profond de réalisation de soi, d’épanouissement des personnes comme si foncièrement chacun partageait le professionnalisme avec son goût du travail de qualité et du bel ouvrage.

Pourtant, l’idée de ne pas dépendre des personnes pour créer de la performance, tout comme l’objectif d’organisations de travail optimales grâce aux machines, au digital et à une bureaucratie parfaite, perdurent voire se développent aujourd’hui. Il faut donc en clarifier les raisons possibles.

La première raison qui vient à l’esprit est évidemment celle du coût. Des organisations peu dépendantes des compétences ou des qualifications des personnes, c’est la perspective d’une main d’œuvre moins onéreuse, c’est la possibilité de diminuer le contrôle et la gestion du travail, voire de le faire à distance avec une diminution des coûts indirects du travail. Nous sommes évidemment habitués aux problématiques de localisation du travail là où le coût du travail est moindre, que ce soit dans d’autres pays, ou d’autres régions dans notre pays.

Cependant cette vision du coût est insuffisante. En fait l’important est moins le coût du travail que sa comparaison à ce qu’il produit. Nos pratiques de rémunération structurées autour de grilles nous ont peut-être conduits à déconnecter le coût, du produit qui va en face, en préjugeant que la référence à des qualifications, des habiletés ou des compétences était suffisante pour estimer ce produit.

Depuis au moins un an je suis surpris par le problème récurrent évoqué par des dirigeants dans les secteurs les plus divers ; ils ont tous des problèmes de recrutement, ils ne parviennent pas à trouver du personnel alors que le taux de chômage reste élevé dans notre pays. Or tout ne s’explique pas par le manque de qualifications pointues dans certains domaines. Les problèmes rencontrés sont souvent plus terre-à-terre : embaucher des personnes intéressées par le travail proposé, qui vont au bout de leur période d’essai, qui respectent un minimum de codes pour tout simplement interagir avec d’autres, qui ont un minimum de sens de la performance. Nous ne parlons même pas ici de la question de l’engagement qui est un facteur indispensable de performance dans certaines activités, celui-ci requiert de la volonté certes, mais du temps et de l’apprentissage. Non, nous évoquons des facettes plus triviales du travail : maîtriser la langue quand on travaille, dans la banque et l’assurance par exemple, sur des contrats et du droit, là où le sens des mots et la syntaxe ont une importance concrète, pouvoir tout simplement courir, quand on est agent de sécurité, avoir un minimum de sens du service quand on travaille dans la restauration, quelques réflexes d’hygiène pour travailler dans la santé ou l’agro-alimentaire. Une réaction possible à cette difficulté d’avoir des compétences en face d’un coût est alors d’investir encore plus dans l’organisation, la formalisation des tâches et les outils de production pour réduire cette dépendance vis-à-vis des personnes.

Une deuxième raison tient au risque. C’est une vision rétrécie de la gestion de ne considérer que seul comptent le profit et l’argent : une autre question centrale est celle du risque. En un mot l’important n’est pas tant le coût que la certitude de ce coût. L’humain est aussi une question de risque. Beaucoup d’entreprises préfèrent surpayer des compétences dont elles savent qu’elles pourront supprimer le coût dès la satisfaction du besoin : on appelle cela l’interim, la prestation de service ou les talent-platforms pour être plus moderne. Une approche taylorienne de l’organisation, c’est l’appel à des aptitudes élémentaires ou facilement acquérables, c’est donc la limitation du risque de ne pas pouvoir remplacer cette compétence en cas de disparition. C’est aussi se suffire - quels que soient les discours – d’une gestion à court terme des ressources humaines parce que le risque est toujours plus maîtrisable à court terme.

Une troisième raison tient aussi peut-être aux personnes elles-mêmes. Pourquoi le travail devrait-il être un lieu d’engagement ? On n’a pas besoin d’être très engagé pour passer l’aspirateur dans son appartement et on le fait parce que c’est nécessaire ; pourquoi ne pas imaginer de semblables attitudes vis-à-vis du travail ? Le travail serait ce mal nécessaire, cette parenthèse entre deux moments de vraie vie. Dans une époque où le temps de travail – volens nolens – est devenu très marginal par rapport au reste de l’existence, où la valeur des services disponibles n’a plus grand-chose à voir avec le salaire reçu (du fait des mécanismes de redistribution), peut-on encore tabler sur un impératif d’engagement donc d’organisations non-fondées sur les principes tayloriens ? Des organisations dont la performance ne dépend pas des personnes mais des systèmes n’apporte-t-elles pas de la tranquillité d’esprit : rappelons-nous que beaucoup d’expériences d’enrichissement des tâches et d’équipes plus autonomes ont échoué du fait de la réticence des salariés à de faire prendre par le souci de leur travail s’ils étaient plus responsabilisés.

Des organisations du travail peu dépendantes des personnes, ce n’est pas le passé mais la tentation permanente et, dans certains cas un facteur d’efficacité qui allège le fardeau du management. Il serait vain de le contester mais il serait dangereux de ne pas en considérer les risques. Risque pour le business en premier lieu puisque l’engagement est souvent un facteur de performance malheureusement non spectaculaire et dont les technocrates croient pouvoir se passer : regardons l’exemple des emplois dans la santé dont la qualité ne se réduit pas aux protocoles.

Risque pour la société car le travail est un lieu possible et souvent unique d’apprentissage de la vie ensemble mais aussi d’un engagement pour un projet collectif et la question d’un projet collectif ne doit-il pas être la perspective indispensable à la demande généralisée de reconnaissance de toutes les différences.

Risque pour les personnes elles-mêmes dont il serait temps de reconnaître que l’expérience professionnelle est une opportunité de reconnaissance, d’épanouissement et de croissance avant d’être un risque psychosocial et un processus de victimisation.

Tags: Taylorisme Organisation du travail Engagement