Et si Platon avait tort ?

Voilà désormais près de 25 ans [1] que la « guerre des talents » fait rage en France et au vu des dernières manchettes de journaux ou bandeaux déroulants des différentes chaînes d’information en continu ce n’est pas près de s’arrêter, bien au contraire ! Les difficultés de recrutement sont reparties de plus belle en cette fin d’année 2021 tant et si bien que même le Président de la République les a évoquées lors de sa dernière allocution.

Dès lors, les organisations se creusent les méninges et redoublent d’inventivité afin de se démarquer, d’accroître leur attractivité et de recruter plus aisément.

Elles sont ainsi de plus en plus nombreuses à élargir leur panoplie de méthodes de recrutement en misant sur la « gamification » avec l’utilisation de toutes sortes de jeux en ligne ou hors ligne (serious games, jeux de stratégie, tournois de poker…). L’escape game s’inscrit clairement dans cette mode du « recrutainment », contraction de recrutement et d’entertainment.

Escape game, quesako ? Il s’agit d’un jeu d'énigmes qui se vit en équipe. Les joueurs évoluent généralement dans un lieu clos et thématisé (scénario de détention, de catastrophe ou de chasse au trésor) et doivent résoudre une série de casse-têtes, le plus rapidement possible ou dans un temps imparti, pour parvenir à s'échapper ou à mener à bien la mission qui leur a été confiée.

Si cela peut être une excellente idée de sortie pour se divertir entre amis, que penser de son utilisation dans le cadre d’un processus de recrutement ? L’escape game est-il une méthode de recrutement crédible pour évaluer les candidats ? Platon [2] a-t-il raison lorsqu’il affirme « On peut en savoir plus sur quelqu'un en une heure de jeu qu'en une année de conversation. » ? Ou bien cela n’est-il qu’un simple gadget certes ludique pour tenter de renouveler l’exercice et de se démarquer ? Je vous proposer de disséquer tout cela dans cet article !

Une méthode a priori appréciée par les candidats

Selon une étude réalisée par AssessFirst en 2018 [3], l’escape game serait, tout simplement, la méthode de recrutement jouissant du plus fort capital sympathie auprès des candidats.

Les 1237 candidats interrogés ont ainsi jugé l’escape game comme la méthode de recrutement la plus innovante (7,7/10), la plus fiable (6,4/10), la moins discriminante (3,4/10) et celle les mettant le plus à l’aise (« potentiel « malaisant » » de 3/10).

Gros bémol cependant : seulement 1,9% des candidats interrogés ont été confrontés, dans les faits, à cette méthode ce qui limite forcément la portée de cette étude qui date, qui plus est, de 2018.

Il n’en demeure pas moins que les candidats ont, a priori, une opinion franchement favorable de l’escape game comme outil de recrutement. Les organisations y recourant vont donc véhiculer une image d’innovation et de modernité et bénéficier ainsi de retombées très positives sur leur marque employeur.

La méthode idéale pour faire « tomber les masques » ?

Autre argument avancé pour vanter les mérites de l’escape game, il serait redoutable pour évaluer le savoir-être ou les fameuses « soft skills » des candidats.

Les défenseurs de l’escape game assurent ainsi que cette technique permettrait de déceler de nombreuses compétences comportementales (leadership, écoute, prise d’initiatives, sang-froid, fair-play, capacités analytiques..) de manière beaucoup plus aisée, naturelle et fiable que lors d’un entretien de recrutement classique.

De par son aspect ludique, l’escape game permettrait, en effet, de mieux cerner la « vraie » personnalité des candidats car ces derniers, pris dans le jeu, tomberaient plus facilement le masque et se dévoileraient davantage.

Il est vrai qu’un entretien de recrutement « classique » comporte indéniablement une part de mise en scène et de « jeu de rôle ». Mais croire que ce serait radicalement différent lors d’un escape game c’est vraiment s’illusionner !

Se sachant observés, analysés et évalués les participants à un escape game ne peuvent pas être « naturels » et sont donc forcément dans l’affichage. Ils modifient ainsi leur comportement en fonction de ce qu’ils croient devoir montrer aux recruteurs afin d’apparaître sous leur meilleur jour et de décrocher le poste convoité.

Les données récoltées sur les candidats lors d’un escape game ne permettent donc l’accès qu’à ce que ces derniers montrent d’eux même et non à ce qu’ils sont.

Ainsi l’escape game ne fait pas « miraculeusement » tomber les masques des candidats. Les candidats peuvent, en effet, aisément jouer un rôle. La seule conclusion à en tirer c’est qu’ils ont bien compris ce qui était attendu d’eux et que ce sont de bons acteurs…

Comment évaluer les candidats ?

Contrairement aux traditionnelles mises en situation professionnelle, l’escape game n’est pas la retranscription fidèle d’une journée de travail classique mais une situation totalement artificielle.

Comment peut-il alors permettre d’évaluer les compétences des candidats ? Pour qu’il le puisse un minimum, il faudrait que le « succès des participants […] soit absolument conditionné par la mobilisation des compétences demandées et les épreuves déterminées selon les niveaux de maîtrise attendus. » alertent Alexis Akinyemi et Laurène Houtin [3]. « Sinon, il ne s’agit vraiment que d’un jeu » et je rajouterais cela ne sert vraiment à rien dans l’évaluation… Or force est de constater que c’est loin d’être la norme aujourd’hui dans les différents escape game mis en œuvre par les entreprises.

Dès lors, comment interpréter le comportement des candidats ? Sur quoi doit-on les évaluer précisément ? Leur évaluation sera forcément positive si leur équipe a réussi à remplir la mission qui leur a été confiée ? Ou seulement s’ils ont fortement contribué à ce succès à titre personnel ? Et qu’en déduire si l’équipe n’a pas réussi à accomplir sa mission ? Les candidats sont-ils éliminés de facto ?

Autre frein majeur à une évaluation fiable et pertinente : la prépondérance des biais cognitifs dans les escape game qui faussent et vicient les évaluations des recruteurs.

Un des principaux biais dont il faut se méfier est le biais de contingence : « Dans un travail de groupe, les comportements de chacun sont influencés par les comportements des autres membres. Pour éviter ce biais, il faudrait s’assurer que chaque personne se retrouve, à un moment de son évaluation, confrontée à l’ensemble des situations possibles. Comment comparer des candidats sur leur gestion des conflits si tous n’ont pas eu à gérer des conflits dans leur groupe ? Plus complexe encore : si on remarque une absence de conflit, au sein d’un groupe, doit-on en déduire que ses membres sont capables d’anticiper les conflits avant qu’ils ne surviennent ? Ou ont-ils eu simplement la chance de bien s’entendre ? » [4]

Comment savoir, en effet, si un candidat n’a pas en quelque sorte pâti d’une contre-performance du groupe dans lequel il est tombé ? S’il n’aurait pas été « meilleur » ou démontré telle compétence au sein d’un autre groupe ?

Enfin, autre difficulté : comment évaluer de manière équitable les candidats sachant que certains participent pour la première fois à un escape game alors que d’autres férus de ce jeu sont rompus à l’exercice ?

Attention au risque d’infantilisation !

Autre limite de l’escape game : sa propension à générer un sentiment d’infantilisation.

Je sais bien que certains crieront au raccourci et me répondront que jeu n’équivaut pas forcément à « activité pour les enfants » et donc infantilisation mais c’est clairement, selon moi, un des principaux écueils de l’escape game et d’autant plus que l’obtention d’un poste est à la clé.

Obtenir un emploi n’est pas un jeu et ne pas le décrocher peut être très lourd de conséquences pour les candidats. Alors se dire qu’on n’a pas décroché le poste qu’on convoitait parce qu’on n’a pas réussi à convaincre un recruteur lors d’un escape game peut générer beaucoup de frustration voire de colère.

Enfin, les candidats peuvent également avoir un sentiment d’incohérence si un recruteur les invitent à se « lâcher » alors qu’il a précédemment insisté sur le sérieux et/ou la discrétion requise pour le poste.

Conclusion

Véhiculant une image moderne et innovante, l’escape game dispose d’une forte côte de popularité auprès des candidats et semble vraiment tirer son épingle du jeu en termes d’expérience candidat proposée.

Les entreprises y recourant sont ainsi jugées plus attractives et bénéficient de retombées très positives sur leur marque employeur.

Mais il y a cependant un hic ! Le caractère innovant et ludique d’une technique de recrutement ne doit pas détourner les recruteurs de leur objectif premier à savoir évaluer de manière objective et fiable les compétences et capacités réelles des candidats à exercer et réussir dans un poste donné.

Et c’est là que le bât blesseL’escape game ne permet pas d’évaluer de manière fiable, objective et reproductible les compétences des candidats (candidats dans l’affichage, critères d’évaluation flous, biais à gogo…). Il peut, de plus, générer un fort sentiment d’infantilisation auprès des candidats qui n’apprécient pas de devoir se plier à un « job lanta » pour décrocher un poste.

L’escape game peut toutefois être très utile et pertinent s’il est utilisé comme « simple » outil de communication afin d’attirer et de susciter l’intérêt d’un maximum de candidats et de leur donner envie d’entamer un vrai processus de recrutement au sein de l’organisation.
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Références :

[1] L’expression "guerre des talents" a été utilisée pour la première fois par McKinsey en 1997 pour décrire les difficultés rencontrées par les entreprises qui veulent recruter des salariés qualifiés.

[2] On attribue traditionnellement cette citation à Platon mais certains disent à tort…

[3] https://lnkd.in/ebjaY43S

[4] S’approprier les nouvelles méthodes de recrutement : tests de personnalité, escape games, serious games, IA - Alexis Akinyemi et Laurène Houtin | DUNOD – LAB RH

Tags: Recrutement Escape game Expérience candidat