Nous nous construisons en construisant nos compétences.

« La compétence peut et doit être un moyen pour tous, et notamment les moins favorisés d’entre nous, de se construire, de s’insérer, de s’émanciper et d’être fier. Nous avons aujourd’hui l’occasion historique de nous élever par nos compétences et de devenir encore plus humains au travers de nos savoirs. » (1)

Entre une société libérale qui laisse la main invisible tirer les ficelles de l’économie de marché et une société socialiste qui se préoccupe principalement de mieux répartir les richesses, la société de compétences propose un compromis qui avance l’émancipation des citoyens comme principe directeur ; c’est une dimension importante des politiques économiques et sociales des gouvernements français récents, en particulier du projet d’Emmanuel Macron. Plusieurs années plus tard, nous constatons que la tentative de transformer notre société ne produit pas l’effet attendu. Si quelques impacts positifs (2) peuvent être notés, nous déplorons toujours une inadaptation des compétences sur le marché de l’emploi national ; de nombreux métiers ne sont pas pourvus, la formation professionnelle reste une faiblesse de la France en comparaison avec d’autres pays de l’OCDE : 30 % des actifs ont suivi une formation en France, alors que la moyenne est de 40 % pour l’OCDE (3). Par ailleurs, de nombreuses réactions négatives ont été exprimées par les corps intermédiaires qui sont censés relayer les orientations politiques, des mouvements sociaux se sont manifestés pour crier leur incompréhension ; en résumé, les résistances ne manquent pas.

Bien sûr, nous laisserons l’analyse des causes aux spécialistes et commentateurs de la scène politique. Nous nous attacherons ici à répondre la question : qu’est-ce que la logique de compétence ? Comment cette notion peut-elle accompagner nos défis actuels, individuels et collectifs, et contribuer au consensus social indispensable pour vivre ensemble ? La question intéresse particulièrement les professionnels et chercheurs en matière de gestion de ressources humaines. Mais elle concerne aussi chaque citoyen, en particulier les acteurs porteurs de projets personnel et collectif. Car plusieurs visions cohabitent :

  • La compétence, comme moyen de domination au service d’une classe sociale. Parce que tripalium qui fait référence à un instrument de torture, est censé porter l’origine étymologique du mot « travail », la compétence représente pour de nombreux auteurs une version moderne et sophistiquée de l’exploitation des hommes.
  • La compétence, comme mode de gestion au service du management. L’outil de gestion des compétences qui peut être piloté comme n’importe quel facteur de production est principalement un instrument de mesure qui sert à mettre en adéquation la ressource humaine et les besoins des organisations marchandes et non marchandes.
  • La compétence, comme outil de la pensée au service du développement de notre société. La compétence, qui signifie combinaison de ressources, est le processus cognitif qui permet aux individus de synthétiser des ressources personnelles, de « la matière grise », en exploitant les ressources de leur environnement personnel et professionnel ; l’objectif poursuivi est le développement des ressources humaines en vue de l’élévation du niveau de la performance économique et sociale de notre société.
  • La compétence, comme vecteur d’émancipation au service de notre liberté. Par son effort, l’individu au travail acquiert de nombreuses compétences de nature très variée, il progresse et enrichit ses capacités ; en exerçant différents métiers, en habitant de nombreux espaces professionnels, en incarnant les multiples rôles qui lui sont offerts, il peut trouver une forme d’accomplissement comme de liberté.

Les limites de nos compétences dessinent les limites de notre monde

Les métiers reviennent en grâce aujourd’hui parce que les individus, en s’appropriant tout au long de leur parcours les gestes, postures et représentations de leur univers de travail, construisent une partie de leur identité professionnelle ; l’appartenance à un collectif de travail vu comme un espace de socialisation conforte l’identification commune et rassure ceux qui sont déstabilisés par l’accumulation d’incertitudes que notre monde génère. La crise sanitaire que nous traversons confirme que les métiers « du front », « les seuls premiers de cordée », sont indispensables à notre vie quotidienne (se nourrir) et à notre survie (se soigner) et qu’ils méritent de tenir une place centrale dans notre société : ces métiers appartiennent aux secteurs composant ce que Jacques Attali (4) nomme « l’économie de la vie ». La compétence qui est attendue met les personnes dans un rapport « responsable » avec le contexte de travail ; c’est une question éthique qui est posée à chacun d’entre nous lorsque nous accédons à la maturité professionnelle : éthique au sens où c’est en prenant conscience de nos aspirations, en contemplant le mouvement de nos dispositions, en observant comment notre potentiel se met en action que nous percevons le sens de nos actes. La compétence s’explique comme une combinaison de ressources prises dans des structures normatives et techniques (connaissances, procédures, règles…), aspirée par notre projet, par nos motivations. Développer ses compétences, c’est fournir un effort pour exister et s’intégrer dans le monde.

La société se développe en développant ses compétences

Mais la société de compétences ne se décrète pas : « On ne change pas la société par décret », nous prévenait Michel Crozier (5). En France, les systèmes centralisés de régulation, ainsi que les acteurs bénéficiant d’une rente de situation rejettent les innovations sociales incompatibles avec le fonctionnement rigide des grandes structures. La société de compétences interroge l’ordre établi, elle place les personnes dans un rapport « responsable » avec leur environnement professionnel. En sollicitant l’engagement et le sens des responsabilités des individus, la logique de compétence transforme le rapport au travail, questionne les organisations sur leur projet, leur raison d’être et interpelle les personnes à propos de leurs motivations. L’esprit libre veut mettre à distance sa réalité naturelle et animale en s’appropriant des techniques professionnelles, il investit le monde en prenant des responsabilités dans la société à la mesure de ses ambitions, de ses envies.

La compétence est donc un long chemin qui n’a pas que la performance comme unique destination. La conception traditionnelle et statique de la compétence (vue comme un stock, un patrimoine détenu par un individu, une équipe, une organisation ou une société) est celle qui est la plus répandue ; elle conduit fréquemment à la soumission. Heureusement, elle est aujourd’hui remise en cause. La compétence est « un processus », un mouvement, une dynamique de progrès et de développement ; elle est une construction vivante, flexible et relative et la société de compétences apparaît comme une société de la transition qui émancipe sans être aliénante. Les expériences professionnelles cultivent notre liberté, les mots et les histoires expriment notre humanité, les compétences façonnent notre existence.

(1) Muriel Pénicaud, ministre du Travail, interview donnée dans Le Monde, 22 novembre 2017. »

(2) Les lois de 2014 et de 2018 ont simplifié le système de formation continue (en particulier le Compte Personnel de formation - CPF a démocratisé l’accès à la formation continue).

(3) Source : “OECD Skills Outlook 2021, Learning for life”, étude OCDE, juin 2021.

(4) L’économie de la vie. Se préparer à ce qui vient, Fayard, 2020.

(5) Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Grasset, 1979.
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NDLR : Cet article « Vers une société de compétences » est tiré de l’ouvrage de Jean-Marie Breillot :

« (Re) enchanter sa vie professionnelle » AFNOR Editions (Nov. 2021)

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