La légitimité refusée : une discrimination qui ne dit pas son nom

« Pas à sa place ! ». C’est un murmure, une disqualification ! Trop jeune, trop vieux, trop typé … Pas issu de la "bonne" école, pas assez d’expérience, pas la culture de l’entreprise … Bref : illégitime !

Il y a un imposteur dans la place, un voleur, un faussaire. Et en face : des victimes. Victimes morales, victimes opérationnelles. Des victimes offensées et indignées d'abord. Puis éventuellement : révoltées, résignées et démotivées.

Les bagarres de légitimité sont toujours graves, car elles portent atteinte à l’identité de l’individu et à sa valeur. Elles érodent la cohésion du groupe, et ralentissent le fonctionnement de l’entreprise. Les actions de management se trouvent contestées ou challengées, à demi-mot ou au grand jour. Non seulement le leadership n'est pas accordé, mais il est sapé.

Lorsque la contestation est verticale, hiérarchique du bas vers le haut, alors le chef ne peut pas cheffer. On ne lui reconnaît pas ce droit. On lui conteste cette compétence. Ouvertement parfois. Par insinuations le plus souvent. Ou par résistance passive. Si la disqualification s'exerce du haut vers le bas, elle peut s'exprimer par de la maltraitance et du harcèlement. Lorsque le déni de légitimité est horizontal, entre collaborateurs, il instaure une compétition symbolique ou réelle, qui peut amener au sabordage des projets.

La satisfaction au travail chute alors pour toutes les parties en présence. L'entreprise, s'en trouve dévalorisée, discréditée.

Difficile à définir en deux coups de cuillères à pot, la légitimité renvoie à des représentations normatives : ce qui se fait (ou pas), ce qui est approprié, crédible, fiable, adapté, acceptable. Ce qui a de la valeur.

C'est un jugement sur le droit d'une personne à se comporter d'une certaine façon, à réclamer certains postes ou à endosser certains rôles. C'est une évaluation forcément subjective ... mais qui se croit objective et surtout : de bon droit !

Celui qui conteste une légitimité, se sent lui-même absolument légitime dans sa contestation. Moralement supérieur. Plus compétent. Plus informé. Plus lucide... De là il ressort que ce type de contestation est rarement le fait d'une personne au comportement "modeste" avec une bonne réflexivité.

Accordée, la légitimité est un respect. Refusée, elle est une forme de mépris, de discrimination. Elle est donc aussi une manière d'affirmer la supériorité d'une personne (ou de ses arguments) sur une autre.

Se lancer dans une taxonomie des légitimités et de leurs conflictualités comporte un bon gros risque de noyade intellectuelle, car la liste est quasiment sans fin : légitimité historique, hiérarchique, pragmatique, générationnelle, de compétence, de savoirs, de diplôme, de norme sociale, de genre, de statut, d'expérience, de savoir-faire ...

Pour chaque exemple trouvé, la situation inverse est absolument possible, ce qui démontre l'aspect subjectif et absurde de ces représentations :

  • Une femme peut être perçue comme illégitime dans un milieu masculin, (Ou l'inverse)
  • Un ou une jeune diplômé(e) peut avoir du mal à s'imposer face à des collaborateurs plus âgés et/ou plus expérimentés,
  • Un ingénieur issu des rangs de l'entreprise peut être perçu comme plus légitime qu'un diplômé nouvel embauché,
  • Une victime peut revendiquer le droit exclusif à la parole, face à un chercheur qui aurait passé toute sa vie à examiner le sujet dans ses subtilités.
  • Un autodidacte peut être récusé, quand bien même il aurait plus de compétence qu'un diplômé.

Pour comprendre à quelle légitimité se réfèrent des personnes en conflit, il suffit de décortiquer les arguments avancés pour décrédibiliser l'autre, ou pour se valoriser soi-même … et ainsi se donner un droit, une préséance.

(Et oui, ma foi, ce n'est pas très loin de ce que font les enfants en cours de récré, quand ils s’exclament : « J'étais là avant ! »)

Comment sortir des conflits de légitimité entre collaborateurs, ou comment les prévenir ?

Les légitimités peuvent faire totalement consensus dans un groupe qui partage les mêmes valeurs et les mêmes références, et dans ce cas, elles sont peu sources de conflits à l'intérieur du groupe lui-même. Mais ce qui est vu comme légitime dans un espace donné, peut ne pas l'être dans une autre. De plus, même à l'intérieur d'une communauté relativement homogène, les opinions sont tellement multiformes et idéologiques qu’il s’en trouve facilement une pour contrarier les autres. Dans ce cas, les protagonistes, (ou les spectateurs), se trouvent obligés d’arbitrer entre des critères de natures contradictoires.

Comment se sortir de cet embrouillamini ?

  • Faire verbaliser les systèmes de croyance des protagonistes, les reconnaître comme valables sous certains aspects, et challenger leur caractère absolu,
  • Mettre en perspective les différentes légitimités avancées, en examinant d'autres affirmations, ponctuellement vraies elles aussi. Exercer le retour sur soi et la relativité des jugements,
  • Sortir des dogmes et faire évoluer vers l'empirisme,
  • Établir le respect des légitimités de chacun, en valorisant les apports complémentaires et non pas antagoniste (valoriser les différents savoirs, savoir-faire, savoir-être)
  • Montrer que le recours à des arguments de légitimité mettent les interlocuteurs sur la défensive, puis entraîne une réaction symétrique et une escalade,
  • Insister pour entendre des arguments sur le fond, et non pas sur des arguments tenants à la personne ou à la forme,
  • Faire tomber d’accord sur un objectif commun, et établir des priorités, sortir de la logique de compétition et de rivalités,
  • Reconnaître les besoins, les craintes, les apports de tous, au sein d’un collectif et au service d’un projet.

Ici il faut redoubler d'attention, car le projet lui-même peut être une source de conflits d'intérêts, et c'est d'ailleurs souvent à cet endroit que se situe le vrai problème.

Pour résoudre le conflit et effectuer ces recadrages, spontanément, l'idée nous vient de passer par des entretiens individuels. Mais cette option porte un risque fort de confrontation et d'humiliation, avec son petit côté infantilisant ("convocation devant le proviseur"). Cela ne semble pas très constructif en première approche. Faire la morale est rarement efficace.

Il est sans doute préférable d’opter pour des actions à la fois concrètes et moelleuses, qui permettent aux belligérants d’évoluer en douceur sans être verbalement challengés et directement forcés à reconnaître leurs fausses croyances, et leurs comportements conflictuels / antisociaux. Il s’agit de faire turbuler les représentations, d’éclairer les situations d’une manière nouvelle, et pas de bousculer les individus.

Nous pouvons donc inciter à des auto-recadrages au fil de l'eau, dans un processus sous-marin, qui évite une intervention forte et visiblement ciblée.

Pour ouvrir des perspectives, nous pouvons imaginer qu’un atelier portant sur les valeurs et le sens au travail, ou sur les compétences comportementales, pourrait tout à fait jouer ce rôle. Le passage par une formation ou un atelier a plusieurs avantages :

  • Faire bouger les représentations personnelles,
  • Empêcher les personnalités de s'enfermer dans des "rôles" figés (de trublion, de redresseur de tort ...)
  • Perturber la dynamique des "clans" installés,
  • Mettre à mal les alliances systémiques plus ou moins consciente dans les groupes.

La stratégie du recadrage doux via la formation est donc efficace. A la condition de ne pas laisser le conflit s’enkyster. Mieux encore : ce travail sur les représentations, les talents et les compétences gagne à être mené à titre préventif : des esprits souples et agiles ne sauraient nuire. Au quotidien, valoriser les apports et les contributions de chacun, en ayant à cœur de maintenir un esprit d'équipe semble être le meilleur antidote aux situations toxiques.

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